C’est d’abord une histoire écossaise. Un homme demande le chemin de la gare à un autre, qui, en difficulté pour le renseigner, finalement répond : « I wouldn’t start from here ». Ce que l’on peut traduire par « je ne commencerais pas d’ici » comprend un « j’aurais aimé mieux pas commencer d’ici ». Ce comique de situation, né du souci d’indiquer une direction, révèle la problématique de toute trajectoire au sein d’un paysage urbain, l’une des données essentielles de I wouldn’t Start from Here. Car ce livre est une collecte d’objets singuliers, ici reproduits : des bouts de papier délivrés par un tiers, qui par leurs écritures vibratiles, leurs dessins, leurs étranges compositions, essaient d’orienter, de guider, d’accompagner, de représenter au mieux. L’essayiste, romancier et comédien Hanns Zischler (auquel on doit le très beau Berlin est trop grand pour Berlin, récemment paru chez le même éditeur, et qui pareillement entre préoccupations intimes, études savantes et goût de l’archive raconte de biais l’histoire architecturale de Berlin) a gardé certains de ces papiers. Autant de supports variables sur lesquels, pour de multiples nécessités, se dessinent une route, des bâtiments, une phrase, un mot, un dessin ; en somme, la cartographie spontanée d’un lieu ou d’un site, adressée à un autre, peut-être en vain tant l’écriture, la rédaction, la « conception » même, de ces bouts de papier sont soumises à l’aléatoire d’un déchiffrement – et leur relecture tardive au mystère de toute interprétation. Alors que le « téléphone intelligent » et le GPS paralysent aujourd’hui ces écritures d’un instant victimes du grignotement du temps, Zischler livre à la fois une méditation sur ces cartes manuscrites pareilles à des bouteilles jetées à la mer (voir le chapitre qui nous permet d’apprendre les courants maritimes étudiées grâce à celles-ci) et un livre en zig-zag où la réflexion, aussi diverse soit-elle, permet d’envisager ces identités de papier de mille et une façons… Il y a du merveilleux dans ces aventures racontées à partir de chaque « objet » : le livre par sa suite d’intitulés (« « Il y a un pays », « Le Nord », « Bird’s nest », « Dubliners », « Osaka » ou ces « Visas d’un jour » délivrés en Allemagne de l’Est) procède comme les étapes d’un voyageur remémorées ou étudiées à partir de ces traces fragiles : « À les revoir pour la première fois après qu’ils eurent reparu au grand jour, beaucoup de choses s’étaient effacées de ma mémoire. L’occasion ou la circonstance ne se laissait plus débusquer, même le lieu concret, qui est après tout la raison exclusive de leur existence, refusait parfois d’être identifié. Ce n’est qu’au prix d’un examen têtu que certains feuillets divulguèrent d’abord un vague contexte et, pour finir, des histoires enfouies sous le griffonnage. Le papier est patient, à ce qu’on dit. » Dans ce beau petit livre imagé, l’écriture de Zischler allie toujours un mélange excitant d’élégance et d’à-propos, de simplicité et d’approfondissements soudains. Cette prose du monde, qui dessine en biais un portrait de l’auteur, affronte avec sérénité l’étrangeté de ces papiers, dresse des déductions possibles, appelle à soi des trajectoires oubliées, tente de retrouver des raisons. Papiers reçus, donnés ou trouvés, nous sommes ici, par l’objet comme l’écriture de l’auteur, devant une annotation du monde ; d’un usage aussi, à l’écart des routes toute faites et des GPS réducteurs. I Wouldn’t Start from Here est un livre d’enquêtes, où l’on remonte grâce à un bout de papier à la source d’un récit, d’une vie, d’une époque. Cette conscience d’époque rapproche Hanns Zischler de Walter Benjamin, entre la plongée dans l’archive et des tentatives d’interprétation. On y lève des hypothèses ; on trouve des preuves ; on parie sur la poussière et l’oubli s’il le faut ; on s’abandonne à des conjonctions ; on accueille des fragments ; on termine sans conclure sur les dessins faits de circonvolutions indéchiffrables d’Adelbert von Chamisso. Si ce livre convoque de nombreuses références, qui éclairent cette réflexion en la redéployant sans cesse (Joyce, Tsvetaeva, Godard, Jub Mönster ou Paul Celan), rien n’y fait : le monde demeure un labyrinthe. Le sous-titre de ce livre (« Histoires égarées ») nous en offre les fils d’Ariane mais pour quelle histoire, quelle issue ? Nous serons venus parmi les autres, aurons donné une direction ou demandé un chemin. Nous nous serons souvent égarés, ce peut être notre sort, ou notre secret devoir, bien qu’aucune volonté ne soit possible. Entre-temps nous aurons tenté de lire le monde chacun à notre manière, de l’écrire aussi, que ce soit un livre – ou un bout de papier.
Marc Blanchet
Hanns Zischler
I wouldn’t Start from Here
Traduit de l’allemand par Jean Torrent
Préface de Jean-Christophe Bailly
Éditions Macula
p. 116, 16 €