Les éditions Les Presses du Réel ont publié récemment L’Anglais mêlé, traduit de l’anglais par Vincent Broqua, Abigail Lang et Anne Portugal.
Sous la pression mes mains gonflent jusqu'à la taille d'une petite
bombe à eau après la traversée de 8 fuseaux horaires, n'ai pas dormi
depuis 26 heures, depuis 3 mois, depuis que j'ai reçu cette invitation :
écrivez un texte en norvégien, please. Est-ce que j'en suis capable
après tant d'années au loin. Petit à petit j'en viens à penser qu'une
année bissxtile avec son jour intercalaire est le moment propice pour,
comme on dit, vider son sac, faire retour s/ moi, tous mes mois.
Le J intercalaire étant l'occasion idéale pour les archives et le hiatus
temporel, je décide d'entremêler brouillons et pensées afin de tester
et de mettre en évidence ce qui suit, esquisse de mon autoportrait
en écrivain franco-norvégien, bilingue, binational, dispersé, issipé.
Personne limitrophe, jamais installée, qui change de codes comme de
pays, à la façon des blancs européens qui vont et viennent à leur guise,
jamais contrainte à partir pr des raisons politique ou sociale, bien
qu'au niveau psychologique cela soit discutable, faut que je bouge,
pas que je me range, maintenant qu'il m'est impossible d'écrire en
français, ayant été prise au dépourvu par sa structure en le-la, xpulsée
de son fameux tra-la-la. Voilà comment ça c'est passé –
Elle m'est apparue dans toute sa candeur. M'a soustraite aux bécots
de l'enfance, m'a montré le champ l'aube l'aurore au-delà des verts
éclatants de la French vallée, et tout autour les arbres en charmilles
nous aveuglent de leurs éclats de verre dans la lumière surgissant
des oiseaux d'argent qui fusent. Voilà, elle m'a guidée vers la rivière,
eau eau s'est allongée sur moi a levé mes bras brassières vers le
seau du ciel d'été, lifté ma chemise et hop épluché couche à couche
mes vêtements et ma peau, m'a étendue bien à l'abri bien profond
sur cette terre. Puis a déposé un blob de salive sur ma langue et
m'a donné le langage. A ouvert les portes du port, le buisson de la
bouche m'a saigné enseigné le sang, le sang est premier chant, a
parcouru exploré tout mon corps, fiévreusement. M'a donné le feu
du langage. Splendeur lumière pas facile d'être soudain éveillée à sa
propre langue. J'étais en éveil dans le langage. Carcasses saisissantes écartelées dans le jour solaire, ni partielles ni incomplètes, ni parties
ni partantes, l'une dans l'autre contenue et tout subsumé dans tout.
Ce n'est pas du français qui est venu par le français, pas du langage tel
qu'on le perpétue, pourtant est venu avec le langage ce qui est venu
avec elle. La lumière dissipe nos formes jusqu'à l'évanescence
des conques pulvérisées —
Être faite en moins d' 1 min en 2 s. Prendre corps en une lettre puis
être mise en pièce par la suivante. Être saisie kom soulevée par
une tempête électrique, une préhistoire de vertèbres qui sortent de
l'intérieur de la colonne, puis voir sa vie débouler. Nager dans son
propre courant, puis être jetée s/ le ponton, essorée pour mieux
sécher. Nonnonnon ont fait les voix chorales a fait la loi. Obstacles
verbaux tonitruants, ils ravagent mes mystèrs. Nonnon aucun corps
non n'a le droit d'être langue sexé de cette façon, une foule s'avance,
annule cette surxposition à la lumière. Dévastent les années à venir,
réorganisent mes organes. Je perds mon unique, corps déserté, ma
première langue chassée violemment de mon corps. Comment parler
désormais. On ressent le besoin d'allégoriser, puis sont venus des
années de chagrin, de dissimulation, de lutte intérieure et de misR
spirituelle etc. Quand je réapparais je suis muette, languissante. Tjrs
corsetée après des années passées à articuler la langue, la bouche
pleine de pièces et de cailloux. Je passe au norvégien, soulagée bien
que méfiante de cette deuxième lang dans mon courant, désormais
on sait les règles de conduite, l'efficacité de la surveillance maison.
Comment aimer —
Écrire c d'un geste traverser l'espace, laisser des traces de ski dans
un paysage gelé, un long hiver revigorant, en lang norsk vinter.
Apprendre à endurer le froid rend auto-suffisant le 6lence protecteur,
tous les indicateurs calés en mode repos. L'émotion est atténuée,
répartie pr favoriser une dormance régulée, un isolement référencé,
une attente méthodik. On imagine que dans un tel environnement
l'xpérience de la catalepsie se mettra à répandre du vocab.
Ça marche pakomsa, mais ça donne du champ à la manœuvre. Déracinement fait
le printemps. Déracinement lève une lèvre. Des amis apportent une
table de cuisine, provisions et primeurs, et un sound system. On se
bouge. Désormais tout ce que je suis et tout ce que je fais est aXentué.
Faut que je parle tant que je le peux. Que je respire tant que je respire.
Au début il faut que mes langues soient petites et localisées, précises
et tangibles. Les langues pourraient facilement se spliter entr mes
dents. Faut que je garde chq élément, chq fragment pour une parole
à venir. Des sons difformes ou distordus peuvent êtres assemblés
par des traits d'union, 1 nouveau timbre intégré librement dans
l'élasticité de mon être, phase nouvelle d'adoption et d'intégration.
Oui, un anglais familier fera l'affR, ça signe facile, semble adaptable,
éloquent, chq étape rendue provisoire pour aider à construire un
avant-poste physique et mental, ma physiologie linguistik —
(...)
Caroline Bergvall, L’Anglais mêlé, traduit de l’anglais par Vincent Broqua, Abigail Lang & Anne Portugal, Les Presses du Réel, 2018, 176 p.,17€
Fiche du livre sur le site de l’éditeur
Quatrième de couverture :
Artiste, écrivaine et performeuse, Caroline Bergvall travaille au croisement des disciplines artistiques, des médias et des langues. Son œuvre se noue autour de la question de la matière et de sa manipulation comme prise de conscience du monde. Promouvant l'entremêlement des langues et le bricolage queer, elle a inventé un usage politique du bilinguisme qui contribue à renouveler la poésie-performance contemporaine. Polymorphe et polyglotte, foisonnant et satirique, L'anglais mêlé combine savamment un entrelacs de textes dans lesquels Bergvall dialogue avec Hans Bellmer, Louise Bourgeois, Roberta Flack, Felix Gonzalez-Torres, Gordon Matta-Clark, Carolee Schneemann, Robert Smithson, et où elle réinvente la langue de Chaucer avec celle de Riddley Walken