Luo Fu est donc un des nombreux poètes dits continentaux, par leur origine, qui ont occupé la scène littéraire de la République de Chine (Taïwan) à partir des années 1950. Il représente ce destin contrarié et cette situation contrastée d’être un exilé et de se retrouver en position privilégiée par rapport aux intellectuels taïwanais de souche, ces derniers ayant été éduqués en langue japonaise durant cinquante ans de colonisation. Cette situation particulière est inséparable de sa poésie, nostalgique, adjectif qui permet d’ailleurs de qualifier la majeure partie de son œuvre. Il s’inspira tout d’abord, d’un point de vue formel, des courants modernistes venus d’Occident (surréalisme, imagisme …), ensuite, de manière plus marquée, de la poésie classique chinoise. Si Luo Fu, contrairement à Luo Men 羅門 (1928-2017), ne s’est pas enfermé dans un « Palais de lumière », un lieu clos artificiellement éclairé pour écrire, en s’isolant de la société moderne qui l’entoure, il est allé se recueillir, avec Yu Guangzhong, à la frontière séparant Hong-Kong de la Chine populaire :
Ah ! dis-tu, après le village de FuTian, c’est Shuiyuan
La terre du vieux pays, on peut la recueillir
Mais ce que j’en saisis n’est qu’une motte de brume glacée
(« Vu de la frontière le pays natal » p.53)
Poète lyrique, Luo Fu n’a pas la nostalgie larmoyante, son émotion est toujours contenue dans un langage abstrait ou symbolique capable de nous toucher, comme dans les très délicats poèmes « Funérailles pour un poème » (p. 80) écrit en 1989 et « Des souliers envoyés » :
Quarante ans de pensées
Quarante ans de solitude
Sont tout entiers cousus sous la semelle
(p. 73)
Ce qui éloigne Luo Fu du sentimentalisme, c’est l’image comprise en tant que « tension » et « écart cognitif entre les éléments qui la constituent » nous précise Alain Leroux dans sa préface très éclairante et qu’il serait vain de redoubler ici. Avec ce recueil, En raison du vent, les différentes écritures de Luo Fu, révèlent la maturation lente de son style au fil des années. Tandis qu’une forme de révolte était perceptible dans les poèmes de jeunesse, notamment dans « Mort dans une cellule de pierre » (1965), une tendance à l’apaisement se fraye peu à peu un chemin dans les poèmes postérieurs. Avec son vocabulaire chatoyant et maîtrisé, ses allusions subtiles aux poètes classiques, son rythme modéré et fluide, toute la sagesse de la Chine passée semble refleurir dans ses vers. Sa mélancolie de lettré retiré, comme son attention à la nature ouvrent, dans les poèmes plus récents, sur un monde spirituel, où les questions du temps, de la vie et de la mort, de la séparation semblent trouver une réponse. Le style du traducteur est en parfaite adéquation avec celui du poète, un même esprit les habite, nul besoin de fidélité, ils sont en symbiose.
Ce recueil est le troisième de la collection consacrée aux auteurs taïwanais des éditions Circé.
Les deux premiers, publiés en 2017, ont fait place à des poètes de la deuxième génération, nés dans les années 1950, et qui n’ont plus rien à voir avec cette vision géopolitique que proposait Luo Fu, ni avec son écriture encore proche du symbolisme. Chen Li 陳黎 comme Hsia Yu 夏宇 ont ouvert la poésie au monde dans sa totalité. Ils sont certes les enfants du modernisme, et les poètes américains ne sont jamais loin, mais leur langue est multiculturelle, toutes les formes d’art, musique, peinture, théâtre, danse traversent leurs poèmes. Si ces deux poètes se rassemblent par leur recherche formaliste, ils s’éloignent par leur tonalité, acide dans les vers de Hsia Yu, douce-amère pour Chen Li. La sulfureuse Hsia Yu des années 1970, qui manipule le langage avec érotisme sans en parler, aime à chahuter la langue, sa syntaxe et ses rythmes. Le recueil traduit chez Circé, Salsa, date de 1999, la poétesse y atteint sans doute une certaine forme d’apogée, les mots dansent, s’enivrent, se moquent d’eux-mêmes, avant de se jeter dans de nouvelles expériences linguistiques et extralinguistiques, perceptibles déjà dans « Passivité » (p.43) :
elle dit /m/
elle a besoin de se taire longtemps
pour pouvoir prononcer
ce très faible/me/
Chen Li, quant à lui, dans Cartes postales pour Messiaen, se réfère souvent à la musique classique, lui même traducteur de poésie (à partir de l’anglais), ses vers sont traversés par les poètes d’Amérique latine, du Japon ou de Russie. Sa poésie qui absorbe les cinq continents ne dédaigne pas non plus de s’ancrer dans sa terre natale pour y révéler ses aspects historiques et identitaires :
Sur une carte du monde au quarante millionième
notre île est un bouton jaune imparfait
qui pendille sur un uniforme bleu.
Mon existence est un fil plus ténu qu’une toile d’araignée
diaphane, qui par ma fenêtre ouverte sur la mer
relie la mer et l’île d’une couture serrée
(p. 43, « Les confins de l’île » 1993)
Camille Loivier
Luo Fu, En raison du vent, traduit du chinois (Taïwan) et préfacé par Alain Leroux, Circé, 2017, 119 p., 12€.