Très intéressant débat inter blog ce week-end sur la Toile : pour commencer, Thomas Renard et Joseph Henrotin s’interrogent, entre autres et sous la forme d’un ping-pong intellectuel particulièrement savoureux, sur l’importance du méso-terrorisme dans les courants jihadistes européens et de l’apparition de sa forme la plus radicale : les « Loups solitaires ». Pour tenter un résumé succinct (pour une analyse plus complète, voir les liens mentionnés plus haut), le méso-terrorisme (appelé « leaderless Jihad » en anglais) désigne une forme d’autoradicalisation où des individus forment des cellules actives sans liens directs, et sans contacts, avec la direction d’AQI. Ces petites entités « spontanées » sont très difficiles à détecter avant le passage à l’acte, mais, du fait de l’absence du soutien logistique que peut fournir une vaste organisation, sont relativement peu efficaces (en cela, le méso-terrorisme s’oppose à l’hyper terrorisme tel qu’il a pu s’exprimer au cours des attentats du 11 septembre). Le débat n’a pas été tranché (voir le billet de Thomas Renard sur l’opposition entre Sageman et Hoffman aux USA), mais il semble que le terrorisme européen d’inspiration jihadiste s’apparente bien à ce courant de groupes autonomes qui, s’ils partagent globalement l’idéologie d’AQI, s’organisent et agissent sans l’apport d’un tuteur extérieur spécifiquement identifié. Bon, je n’ai pas les connaissances ou compétences suffisantes pour enrichir le débat autant que je le souhaiterai, mais j’invite mes lecteurs à en prendre connaissance, et même à y participer, pour se faire une opinion et s’instruire.
Je voudrais, pour ma part, revenir sur deux points particuliers, plus ou moins en rapport avec le sujet précédent : le premier a trait aux facteurs qui favorisent l’apparition d’éléments terroristes dans nos sociétés ; le second concerne l’importance des interactions qui se créent entre les deux adversaires en lutte et leurs conséquences sur le caractère de leur affrontement. Bien sûr, il ne s’agit que de quelques réflexions qui méritent certainement la critique et des approfondissements.
- Les facteurs favorisant l’apparition d’éléments terroristes dans nos sociétés.
Répondre à cette question nécessiterait des pages et des pages, aussi vais-je être très (et même certainement trop) succinct : il y a des facteurs sociétaux, politiques, culturels et sociaux. Tous n’ont pas l’importance qu’on leur prête parfois.
En effet, c’est un lieu commun largement répandu, mais qu’il faut battre justement en brèche, que de dire que la misère économique et sociale engendre automatiquement le terrorisme. A la réflexion, il semble que cela ne soit pas aussi évident que ce qu’impose une lecture volontiers « marxisante » des convulsions historico-politiques. D’une part, le monde occidental connaît peu la pauvreté extrême et, dans ce cas, les personnes qui la subissent sont généralement plus occupées à chercher à satisfaire leurs besoins élémentaires (se nourrir, chercher un endroit sur pour dormir, etc.) qu’à fomenter des complots contre l’État. Sauf erreur de ma part, les plus démunis de nos SDF ne se réunissent pas sous une bannière politique révolutionnaire qui prône le terrorisme. Certes, la pauvreté crée un terreau favorable aux comportements anti sociaux, mais ceux-ci prennent généralement la forme d’activités criminelles plus que terroristes. Bien sûr, il existe toujours la possibilité de voir ces éléments prédateurs (qui enfreignent la loi commune dans le but de s’enrichir et de se tirer ainsi de l’indigence) devenir revendicatifs, voire terroristes. Mais cette mutation nécessite une conscience politique qui est généralement absente puisqu’elle nécessite un certain niveau d’éducation qui n’est pas atteint du fait même de la misère sociale.
Un autre facteur, plus déterminant celui-ci, est d’origine culturel : dans nos sociétés, les difficultés d’intégration de populations venues de lieux qui ne partagent pas forcément notre modèle d’organisation politique, créent certaines tensions qui peuvent déboucher sur des frustrations, un ressentiment qui peut trouver à s’exprimer par la violence. Ainsi, des jeunes qui, bien que français par la naissance, se sentent exclus de la communauté nationale, seront plus réceptifs que d’autres à un discours radical prônant un retour à des racines culturelles idéalisées et présentées comme supérieures, au point d’envisager des réactions violentes contre un modèle « impie ». Sans aller jusqu’à nier le phénomène, mais sans adhérer non plus à l’idée que « le choc des civilisations », avec tout ce que cette lecture du monde comporte de violence potentielle, s’importe avec aisance dans nos contrées, il faut néanmoins garder à l’esprit que cette posture culturellement hostile ne trouvera une expression terroriste que si elle est exploitée politiquement.
Car c’est bien la volonté politique qui est au cœur de la décision de mener l’affrontement. Sans ce ressort, en l’absence de ce guide, il n’y a pas de lutte organisée possible ; à vrai dire, celle-ci n’existe pas puisqu’elle ne peut-être formulée. Au mieux, la révolte prendra une forme anarchique et nihiliste, sans grands effets sur le modèle à combattre. Au pire, l’absence de conscience politique, de direction politique, de projets politiques, bref de volonté interdira purement et simplement l’existence de la lutte quand bien même des facteurs favorables à celle-ci existeraient par ailleurs. Du reste, Olivier Kempf, sur EGEA, toujours aussi pertinent et clausewitzien en diable, l’exprime parfaitement : « l’important de la guerre, c’est l’objectif politique qui la motive. Peu importe, d’une certaine façon, les conditions sous-jacentes qui ont provoqué l’émergence de cette condition. Car s’il est une loi de la guerre, c’est que celle-ci est, par essence, contingente. C'est-à-dire qu’elle dépend d’abord des conditions politiques qui ont présidé à sa naissance. » Le terrorisme n’est qu’une forme de guerre en ce qu’il est une variante de l’utilisation de la violence pour influencer, dominer, contrôler la volonté adverse. Pas d’objectif politique, pas de guerre…
Enfin, Joseph Henrotin insiste aussi sur l’anomie de nos sociétés, c'est-à-dire, la désorganisation, la déstructuration causée par la disparition progressive de lois, de normes, de valeurs communes. De fait, c’est une faiblesse majeure, sociétale celle-ci, lourde de vulnérabilité.
De tout ce qui précède, que peut-on éventuellement retenir ?
Deux choses à mon humble avis : d’une part, il peut exister un terreau favorable, un environnement (économique, social, sociétal) propice, s’il n’y a pas une volonté politique pour conceptualiser, organiser, définir des objectifs et des modes d’action, tout cela ne débouchera sur rien de concret. Pour rester dans le cas de la France, on sent bien qu’il existe des conditions objectives qui pourraient permettre la naissance et la croissance de cellules terroristes, voire insurrectionnelles, actives et efficaces. Si ce n’est pas le cas, c’est à la fois parce que la lutte contre cette menace émergente est bien menée, mais surtout parce qu’aucun leader ne propose une lecture politique de la lutte à mener. Cette absence de vision, de projet, bref, de volonté forte est le principal inhibiteur qui freine la violence anti étatique et l’empêche de prendre une ampleur dévastatrice.
D’autre part, la principale faiblesse de notre modèle sociétal c’est… sa faiblesse justement. Nous avons tous, je pense, partagé durant nos jeunes années cette croyance enfantine qui veut que les chiens méchants (ou les abeilles, les serpents, etc.) sentent la peur de leurs victimes potentielles et attaquent le cas échéant. Toutes proportions gardées, c’est la même chose pour une organisation étatique : si elle exhibe ses vulnérabilités, ses incertitudes, ses indécisions, elle devient d’autant plus vulnérable qu’elle excite, par sa faiblesse, des appétits qu’une posture solide aurait empêché de naître. Cela rejoint et dépasse l’anomie mentionnée plus haut. Un État fort (à ne pas confondre avec un État interventionniste) et sur, même si on ne partage pas toutes les orientations qu’il prône, sera moins facilement attaqué. La sécurité, en particulier, que la puissance publique est en mesure, ou pas, d’assurer à ses citoyens est probablement l’un des indicateurs les plus révélateurs de la solidité des fondations étatiques. Ce n’est, bien sûr, qu’une proposition qui mérite développements…
- La guerre est un mécanisme interactif et itératif.
Mais ce méso-terrorisme, analysé par Joseph Henrotin, est aussi la conséquence de l’efficacité des services occidentaux : plus la lutte est menée efficacement, plus elle impose à ceux qui s’y adonnent des précautions, des ruses, de l’improvisation pour ne pas disparaître sous les coups qui leur sont portés.
Et cela nous amène à une deuxième vérité de la guerre : il s’agit d’un jeu à plusieurs et les intervenants apprennent, évoluent, parfois se copient, au gré de l’évolution de la lutte. Cette contemplation active de l’Autre, cet apprentissage à son contact est l’un des mécanismes les plus complexes de l’enchaînement guerrier. Parfois, il est anticipé : on fait quelque chose dans l’espoir de provoquer chez l’ennemi une réaction que l’on aura prévue et qui nous permettra donc de renforcer notre ascendant. Dans d’autres cas, les deux ennemis improvisent et s’adaptent avec plus ou moins de bonheur à l’apparition de tactiques, de stratégies, de moyens nouveaux.
L’interactivité de la guerre, le processus itératif qu’elle impose aux camps qui s’affrontent est, par essence, difficile à prévoir. Le décideur doit, contraint et forcé, se placer dans la posture décrite par Vincent Desportes dans son ouvrage, « Décider dans l’incertitude » car l’adaptabilité de l’Autre antagoniste est l’une des facettes les plus prégnantes participant au brouillard de la guerre.
C’est, du reste, une erreur classique que de penser à l’adversaire comme d’un autre soi-même qui va réagir exactement comme on l’a prévu ou comme on le ferait placé dans une situation identique. Ce processus est valable, quelles que soient la forme et la force de la confrontation, et la lutte contre le terrorisme n’y échappe pas.
De toutes les manières, il faut, pour espérer vaincre, « raisonner » l’ennemi, le penser comme il se pense, l’appréhender avec ses qualités et ses défauts, le connaitre comme on se connait soi-même. Ces deux connaissances sont indispensables si l’on veut gérer correctement l’évolution de la guerre.
Sun Tzu ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il note : « celui qui connaît son adversaire et se connaît soi-même pourra gagner cent batailles. Celui qui ne connaît pas son adversaire mais se connaît soi-même a autant de chances de gagner que de perdre. Et celui qui ne connaît pas son adversaire et ne se connaît pas soi-même perdra toutes les batailles ».