Il est différent des autres romans mais pourtant pas vraiment unique même si l'auteure invente une nouvelle forme. On peut le ranger dans la même famille que Les rêveurs ou Mon père, ma mère et Sheila, tous des premiers romans d'ailleurs.
Lisa Balavoine nous le tend comme elle poserait sur le lit un immense quilt, assemblés d'une infinité de morceaux qui composent un tout cohérent.
Dans ce livre (p. 24) il serait question d’aimer, il serait question de raconter (...) Le beau comme le sale (...) Des histoires de rien parce que je ne vise pas bien loin.
C'est une juxtaposition de brèves et d'articles plus longs, ponctué de réflexions (qui parfois se limitent à une ligne), de citations, de listes et de souvenirs musicaux très éclectiques, de Brassens à Madonna (La Isla Bonita) qui sont le fil rouge du roman. La bande originale nous est donnée à la fin, comme le fait aussi Isabelle Carré (et Lorraine Fouchet systématiquement). C'est une excellente pratique.
Je ne connais aucun autre ouvrage qui soit autant semé d'étoiles. Difficile d'écrire une chronique qui soit cohérente en ne sachant pas par quel bout commencer ...
Réglons la question du patronyme. Elle s'appelle Lisa à cause de la chanson de Cat Stevens 1970 Sad Lisa (p. 30) que vous allez vous aussi vous précipiter pour l'écouter ... et vous souvenir vous aussi parfaitement du refrain.
Le lecteur cherche toujours des ressemblances, en veut plus encore en terme de confidences. La jeune femme nous prend de court. Non elle n'est pas de la famille du chanteur (Balavoine) même si petite, elle aimait raconter qu'il était son oncle. Cela me valait un certain succès dans la cour de récréation, sauf les jours où à la cantine on faisait bol de riz par solidarité avec l'Ethiopie. (p. 43)
Et puisque nous parlons de ressemblances accordons lui que oui elle a un petit coté Liv Ullman (comme elle le lance elle-même p. 160). Moi c'était à Caroline de Monaco qu'on me comparait ... quand j'étais jeune. Aujourd'hui je crains davantage de ressembler à Françoise Fabian.
Lisa Balavoine nous parle d'elle et se raconte avec honnêteté : je suis une fille particulièrement décousue ... (p. 35) mais non sans humour puisqu'elle nous l'écrit après nous avoir parlé de Robes de Vincent Delerm (une chanson sur la mort de Dalila, qui permet d'entendre la superbe voix parlée de Rosemary Standley de Moriarty).Elle confie qu'elle a eu la sensation que le chanteur lui avait dérobé un pan de sa mémoire. J'ai ce même étrange sentiment quand je lis ces mots que j'aurais pu écrire moi aussi : j'ai souvent en tête le visage de Meryl Streep observant par la fenêtre d'une voiture Clint Eastwood qui l'attend sous la pluie. J'aimerais qu'elle ouvre grand la portière et se précipite pour le rejoindre. (p. 48)
Elle a gagné un premier prix à un concours de lettres d'amour (p. 89 )... et moi de moi-même mais je ne sais pas si je suis plus Hardy que Dutronc. Je les aime différemment. Je crois qu'à l'inverse d'elle je préfère le fils. Par contre, oui, comme elle, je dois convenir que je ne me donne pas suffisamment de mal dans mes relations amicales. (p. 90)
On se trouve un infinité de points communs et de souvenirs partagés : le formica bleu pâle, jouer à la maîtresse d’école (plus le temps avec le téléphone), avoir été première de ma classe, avoir croisé Fanny Ardant à Barcelone (sauf que moi c'était à Paris).
Lisa est très forte dans un genre particulier, l'énumération. Evidemment quand on a traversé les années 70-80 on se reconnait dans tout ce qu’elle a connu (p. 18), qui est le résumé d’une vie mais aussi d’une génération : ce qui n’est plus, perdu à jamais comme les ouvreuses qui vendaient des esquimaux dans les salles de cinéma, les téléphones à cadran, les patins avec quatre roulettes, la vie avant Internet ... on a envie de tester les trois pages sur nos enfants pour vérifier si ça leur dit au moins quelque chose.
Et elle nous jette comme un bonbon son premier néologisme nostalgymnastique dont en bonne professeur-documentaliste, elle fournit la définition, du moins sa définition. je les aime tous, en particulier celui-ci, désordinaire (p. 121).
Dès qu'on croit la comprendre, Lisa surprend et semble insaisissable. Par pudeur elle ne s'épanche pas longtemps sur les violences conjugales subies par sa mère, mais elle s'attarde sur l'alcoolisme. Elle raconte cette fois avec crudité ses expériences sexuelles. Elle nous donne la liste de ses peurs (p. 43), ça change des envies. Elle n'hésite pas à dire dans les premières pages ce qu’elle n’aime pas (p. 11). Elle donnera aussi les peut-être, les parce que (p. 158), les je fais ce que je peux (p. 165) et tout ce qu'elle a perdu (p. 159).
Pour la comprendre il faut tout lire. Son livre tient la promesse (p. 10) : Je voudrais pouvoir décoller les différentes couches de papier peint de ma vie pour retrouver le lé d’origine. Pardonnez-moi le jeu de mots mais il en faut du courage pour ainsi se livrer.
Elle excelle dans la nature morte littéraire. La description (p 11) de sa salle de bains (je me retiens de faire le lapsus "sale") est un morceau d'anthologie à brandir pour contrer les reproches de nos proches. J'ai comme elle pléthore de crèmes jamais utilisées dont la date de péremption est dépassée. Mais Lisa est effrayante. Il me vient une question : serais-je dépassée ?
La personnalité de Lisa est décidément touchante. Sa toute première confidence d’une longue série n'est pas banale : Enfant, je n’avais pas envisagé de devenir une personne normale. (p. 9) Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle ait choisi une voie en particulier : Tous ces gens qui déclarent : "J'ai l’impression de passer à côté de ma vie". Je me demande quelle destination ils choisissent à la place. (p. 13)
Car là est bien le noeud du problème (existentiel) : je sais bien qu'un jour tout ce que je vis maintenant me semblera lointain et je me rendrai compte que je n'en ai pas assez profité, que c'est passé trop vite et que je le regrette. (p. 205) Les souvenirs, cette terrible vie qui n'est pas de la vie et qui fait mal. Albert Cohen, le livre de ma mère, 1954
Tout nous pousse à penser que si je le pouvais, je rembobinerais le film (...) je ferais parfois les choses autrement, mais parfois aussi je ferais pareil, parce que j'ai pas tout le temps merdé. (p. 241)
Et cela malgré la petite phrase assassine de son fils âgé de huit ans : je tiens à te dire que tu n'es quand même pas une mère modèle (p. 55), très équivalente de celle de ma fille : jusqu'à l'âge de 7 ans j'ai cru que j'avais les meilleurs parents du monde. Disons pour nous consoler, qu'il est bon de n'être pas idéalisé par nos enfants. La statue sera moins difficile à déboulonner.
L'amour est un de ses sujets de prédilection. D'abord parce qu'il est fragile : j’aimerais comprendre ce qui fait qu’on aime puis qu’on n’aime plus (p. 42). Parce qu'il est insaisissable comme le chante Alain Souchon : toute ma vie c'est courir après des choses qui se sauvent (in L'amour en fuite).
Il est prétexte à dresser la liste de tous ses amoureux célèbres et qui ne l'ont pas su (p. 67) en toute clandestinité et j'en partage quelques-uns avec elle. L'amour est partout, y compris dans les chansons (p. 141) : Je ne remercie pas Leonard Cohen à qui il aura suffi d'une chanson pour me convaincre qu'il était l'homme idéal (I'm your man, c'est dans sa bande originale et elle ajoute un extrait en dessous). J'ai envie de lui répondre Nevermind ou Did Y ever love you.
Elle raconte superbement l'amour, le désamour, le ressenti au moment de refermer pour la dernière fois (quand on a pleinement conscience que ce sera la dernière) la porte de l'appartement (p. 45). Après l'amour surgit le désamour, sans que l'on sache pourquoi ni comment : à un moment donné, l’amour disparaît. (...) on se détache de tout ce qui nous lie, on se sépare de tout ce qui nous tient (p. 27). Vient alors le moment de se quitter ... forcément ... et de se poser une nouvelle question (p. 83) : Y a-t-il une bonne façon de se quitter ?
Son mari la quitte en octobre 77. Brassens chantait 7 ans plus tôt la non-demande en mariage (qu’elle adore et qui bien sûr figure dans sa bande originale). Lisa compose (p. 22) un avis de séparation, dont elle raconte plus loin (p. 48) la concrétisation devant le juge comme si c'était une union. Quant à son tableau, en deux colonnes, le pour et le contre vivre ensemble (p. 190) ... c'est juste "trop" drôle.
Eparse signifie "en morceaux, tiraillée". Lisa s'explique sur le choix du titre (p. 38) On cherche les lignes droites, mais elles sont éparses et on doit se résoudre à suivre le mouvement.
Elle voudrait nous faire croire qu'elle ne s'y retrouve pas dans tout ce désordre (p. 165) mais elle a tort, on s'y retrouve très bien. On partage sa vie qui, parfois, est aussi un peu la nôtre. On peut nous aussi pleurer en entendant Bashung chanter des kilomètres de vie en rose (in La nuit je mens p. 45). Et ressentir un coup de blues en lisant certaines paroles : avant je ne pensais jamais à la mort. Désormais il m'arrive d'envisager que je meure (p. 72).
Par contre elle nous conforte dans nos travers en nous faisant sourire. Si elle possède 57 paires de chaussures (p. 82) on peut bien en avoir une cinquantaine, non ? On aime beaucoup cette cuisinière si modeste (p. 23 mes spécialités culinaires sont le poulet thaï et le fondant au chocolat. Je ne vise pas un grand nombre d’étoiles.
Éparse est un magnifique book trip. Sa lecture nous fait revisiter les quarante dernières années en accéléré. Il peut même arriver qu'on y apprenne un évènement qui nous avait échappé. Comme la mort de Lou Reed (p. 212) qui m'a poussée à écouter Pale blue eyes en me recueillant mais j'ai choisi une autre reprise, celle d'Emily Loizeau.
Il n'y a qu'un point sur lequel je ne suis absolument pas d'accord avec elle quand elle prétend attendre toujours de vivre mon quart d'heure de célébrité warholien (p. 91). De toute évidence ce premier roman lui offrira l'occasion d'en vivre plusieurs. Et on s'en réjouit !
Lisa Balavoine, professeur-documentaliste, vit et travaille à Amiens. Eparse est son premier roman.