Les constructeurs disparus

Publié le 05 avril 2018 par Rbranche @RobertBranche
Extrait de mon livre « Coming in » : Le jardin zen de Hampi "Hampi. Un jardin zen surnaturel et surdimensionné, où des rochers, empilés les uns sur les autres, défient les lois de la gravité. Un paysage sculpté avec parcimonie. De l’ocre, quelques touffes vertes, un ciel azuréen, et, surgissant aléatoirement dans cet univers massivement minéral, des temples. Des colonnades répondent en écho à des rocs dans un immense labyrinthe désertique avec une rivière pour seul point de repère. Le nombre des monuments semblait illimité. Comme l’horizon, le terme des constructions était sans cesse repoussé. Mes pas épuiseraient-ils cette réserve apparemment infinie ? A chaque fois que je croyais en avoir terminé, un nouveau portique dépassait, un escalier sculpté dans la roche poussait à l’escalade, ou une esquisse de ponton s’avançait dans l’eau. Je regardais perplexe les masses rocailleuses qui jalonnaient les environs. Tout autour de moi, elles trônaient sans ordre, posées de ci de là par un architecte inconnu. Mystère de leur origine. Aucune montagne à proximité dont elles auraient pu s’être détachées. Comme des plantes, avaient-elles poussé et émergé depuis le sol ? Jouant avec cette idée, je les vis grandir petit à petit. Une pointe à peine perceptible, puis un caillou qui finit en roche imposante. Comme les champignons de l’Étoile mystérieuse de Tintin.  A Angkor, des temples sont envahis par des arbres dont les racines gigantesques s’entremêlent aux murs et aux statues. Tout le monde croît que la végétation est en train de les détruire. Ils imaginent les temples sans les arbres, propres, droits et nets. Mais pourquoi les temples existeraient-ils sans eux ? Non, les arbres ne les mangent pas, ils les érigent, ils les construisent. Je les sens fouiller les tréfonds du sol pour en extraire la bonne pierre. J’observe leurs racines l’enserrer pour la polir, l’amener à prendre la forme exacte qui s’emboîtera sur ce qui a déjà été bâti. Je les accompagne quand ils la tirent doucement jusqu’à la surface. Je regarde leurs branches prendre ensuite le relais, et la hisser jusqu’à la bonne place, celle qui lui a été réservée, celle pour laquelle elle a été taillée.  Les temples ne sont pas détruits par les arbres. Ils sont leurs créations. Grâce à eux, ils naissent et poussent. Le végétal au secours des hommes. Arbres et temples vivent en symbiose. Un écosystème dual. Une famille. C’est aussi le cas à Hampi : les pierres n’attendent qu’à être saisies et taillées pour compléter ce qui est déjà en place. La brutalité du paysage est un chantier en plein air, une zone de stockage démesurée dans laquelle il faut piocher la bonne ressource. Ce n’est pas la projection d’un passé en cours d’érosion, mais un futur à élaborer. Un manuscrit minéral, un roman statuaire en cours d’écriture. (…)  Je rêve de créatures gigantesques qui se sont jouées de la pesanteur des roches. Pour elles, ce ne sont que des fétus de paille, et leur souffle les a faites rouler. Ces géants sillonnent la Terre à la recherche de tâches à la hauteur de leur pouvoir : ils ont dressé les statues de l’Île de Pâques, aidé à la construction des pyramides, et, après une pause au Japon pour s’initier à l’art du zen, mis en œuvre à Hampi leurs nouvelles connaissances en dessinant le plus grand jardin du monde. Où sont-ils maintenant, et quel sera leur prochain travail herculéen ? "