« La Tamise à refranchir en sens averse » (p43). Dans son contexte, l’expression garde son effet de surprise, mais apparaît comme une notation réaliste dans le micro-récit du poème particulier. Placée en titre du livre, elle devient plus malléable, plus ouverte, elle aimante du sens au lieu de le fixer. Le poème comme pluie de sens, aussi brève qu’imprévue ? Et l’ensemble du livre comme une « répétition » de giboulées ? Singing in the rain, et danser à cloche-pied entre les flaques ? Et puis la pluie, les pleurs, aussi. Le titre tourne en tête, attire, énigmatique, mobile. Pourtant, la poésie de Rouzeau n’est pas d’abord complexe, on peut la lire sans précaution, sans arrière-pensée ou suspicion, même si elle est tendue, parcourue de forces opposées qui ne la déchirent pas mais la tiennent dans un équilibre peu stable, mouvant, celui du vivant. On peut la qualifier de rieuse, fantaisiste, joueuse, humoristique… on n’aura pas tort. Mais on peut la dire aussi bien sombre, triste, pessimiste, en détresse individuelle et collective, personnelle et sociale. S’il y a jonglerie, brillant, virtuosité, c’est sur fond de peine, doute, peur, solitude et abandon.
La poète ne va pas bien dans un monde qui va mal : telle est la situation initiale et finale. Le parcours du livre, à travers ses cent dix poèmes brefs, ne change pas le constat, il le module un peu, varie ses approches. Mais à la différence des romantiques, aucune nostalgie : « je ne conjugue pas mon verbe au bon vieux temps » (p60). Pas non plus de militantisme révolutionnaire porté par la foi en un avenir radieux. Plutôt un pessimisme lucide, baudelairien : « époque moche » (p41), « époque vulgaire » (p51). Par courtes touches discrètes, espacées mais convergentes, Rouzeau dénonce un monde asphyxié asphyxiant : « Et ne nous voilons pas la face sourions même jaune / Nous sommes fichés acteurs ratés d’époque épique / Porc-épic actrices en rade il faut nous écraser / Actrices ratées acteurs en rade / Nous aplatir comme des écrans des paillassons » (p73), « On a même perdu la boussole / Dans la course à la bourse du monde / Misère. » (p96), « Ton âme est fêlée tu le sais / A force d’avoir claudiqué / Dessus des rivières bétonnées / Erré avec les poissons morts / Du quotidien malheur mondial / Pas messagère / Ah mais ça gère. » (p114). La conscience du péril écologique lié à l’avidité financière est particulièrement présente dans ce livre à travers un imaginaire ou une observation des végétaux et surtout des animaux, notamment les espèces qui disparaissent (p12, 121…). Mais les enfants des hommes ne sont pas davantage en sécurité avec leurs bonbons aux nanoparticules (p46). Dans ce monde dénaturé, dominé par l’argent (p38, 124…), aplati, normalisant (p115), comment le poète trouverait-il sa place ? L’auteure se sent décalée, étrangère, par un double mouvement d’exclusion et de retrait : « Souvent te sens bizarre en présence des gens / Ou sont-ce eux qui sont strange parce que tu es stranger »(p18), « Si plus personne ne brait ne chante / Alors je prendrai la tangente »(p52), « Et je me rends inadaptable (…)/ Plutôt je ne me rends pas du tout »(p112)… En ce sens, le choix du premier poème du livre n’est pas dû au hasard ; il apparaît plutôt comme emblématique, symbolique. Rouzeau décrit une mouche ; elle s’est posée sur l’antenne du transistor qui diffuse les infos du jour, et elle frotte « ses deux grands beaux yeux ». « Elle n’entend rien au bruit des hommes / Mais sait qu’on va tous y passer / Elle ne bourdonne pas à toujours » (p11). Sorte de « double » du poète, comme d’autres animaux ensuite (cf. p90).
Cette inadaptation à un monde inhospitalier génère une tristesse de fond, qui est également alimentée par le malaise de l’auteure vis-à-vis d’elle-même : la maladie (p36), le vieillissement (p58, 84), la mémoire (« j’ai des bleus à l’âme », p55), la vie trop étroite… « la vie très mal drôle » (p94), « la vie si peu rose » (p71) produisant une « Désespérante tu-ne-sais-quoitude »(p100) dont l’auteure n’est qu’en partie responsable : « Souvent je passe à côté de ma vie » (p67), « Tu ne sais pas toujours quoi faire de toi » (p56). On passe par toutes les nuances du gris et de la mélancolie, jusqu’au désir de partir (p52, 120), d’en finir (p44, 49, 103). Cette dominante sombre alterne avec des redressements, la quête d’une forme de sagesse, l’effort pour trouver un compromis entre vie difficile et joie possible, à défaut de bonheur. « trouver la voie la pente / Assez douce pour la vie et même à remonter « (p74), « Tu dois te remettre à l’heure heureuse » (p80), « Quand la vie minuscule semble vivable encore » (p83).
Mais le véritable retournement me semble répondre plutôt au principe beckettien : « When you are up to your neck in shit, there is nothing for it but sing. » Chez Valérie Rouzeau : “Qu’allons-nous devenir avant que tout s’achève / Il va falloir chanter à la barbe de l’horreur “ (p121). On qualifie souvent ce “chant”, non sans raison, de léger, souriant, primesautier… on aura compris que c’est une forme de politesse du désespoir, façon de ne pas en rajouter et de ramener un peu de soleil par l’écriture. Mais il faut voir aussi combien il est savant, travaillé, minutieux sous son allure allègre, parfois enfantine et rieuse : « j’ai beaucoup fait l’enfant » (p46) ne signifie aucunement être poétiquement naïve, mais rechercher des effets spécifiques avec des moyens appropriés.
Dans ce livre, il y a d’abord le choix habile du recueil, c’est-à-dire l’absence de plan perceptible, d’un ordre ou d’un bâti d’ensemble qui serait signifiant avec parties, titres et sous-titres, groupements, séries, etc. Ici, rien de lourdement démonstratif, chaque poème est autonome sur sa page et varie entre quatre et quatorze vers, sans le cadrage formel proche du sonnet qui caractérisait Vrouz. On retrouve cette liberté et cette diversité dans l’origine du poème. Le plus souvent, il part d’un instantané, d’un arrêt sur un détail du quotidien : un menu au restaurant (p30), un escargot (p31), un pot de basilic (p107) ou un chant d’oiseau (p119)… Ce peut être aussi un micro-événement dans la vie de l’auteure : « je persiste à narrer mes petites affaires » (p42), aussi bien l’horoscope du jour à la caisse du supermarché (p58) qu’un problème dentaire (p86), les soldes sans achat (p98), l’invasion de « pourriels » (p70), ou la cuisson des coquillettes (p29)… Ce peut être encore une rencontre imprévue (p34 ,65, 82, 101, 110…) ou un étonnement de langue : l’abus des acronymes (p49), le double sens de « supporter » (p71), le palindrome « kayak » (p15), l’étrange expression « Voyons voir » (p19)… On peut citer encore la remontée d’un souvenir d’enfance (p37, 78, 106) ou le « passage éclair du bel électricien » (p45)… Cette variété constante de l’origine du poème surprend le lecteur autant qu’elle l’amène à partager le quotidien de l’auteure, dans une sorte de familiarité amicale et distante à la fois, de proximité sans épanchement. Cet ancrage de la poésie dans la réalité prosaïque est aussi une façon d’amener par touches successives, sans grands discours, à une vision critique de la vie, de la société, du monde, aujourd’hui.
On retrouve ce souci de liberté et de diversité dans l’écriture ; sous une allure à l’emporte-pièce, dansante, joueuse, on reste frappé par le travail minutieux du tissu de sens et de son pour chaque poème, ainsi que par l’inventivité et le renouvellement constant des procédés. Ils peuvent être utilisés à plusieurs reprises dans le livre, mais pas de façon répétitive ou systématique. Par exemple, on retrouve la cadence du vers régulier, mais sitôt qu’elle risque de s’installer, peser, l’auteur va produire un décalage, un déboitement, ne serait-ce que par le flottement provoqué par l’absence de ponctuation. De même pour les échos sonores, multiples mais bien plus présents dans le corps du poème qu’à la rime, même si celle-ci n’est pas interdite. On peut aussi parler de poésie savante si l’on considère le nombre de citations littéraires, qu’elles soient en exergue ou noyées dans le texte, indiquées en notes comme pour les « poèmes glanés » ou laissées à l’oreille du lecteur, sans marque distinctive. Mais il faudrait alors répertorier également toutes les références à la culture populaire, à la chanson, aux comptines d’enfance, aux messages publicitaires… Et il en va de même pour le vocabulaire, qui varie du précieux au trivial, ou pour les registres de langue, tous présents. Rien ne semble interdit pourvu que ce soit expressif, ajusté. Et on peut ajouter encore nombre de procédés sonores, ou mêlant son- sens : néologismes, emprunts à l’anglais, permutation de termes, déviation d’expressions figées, jeu sur paronymes et homophonies… au point qu’à certains moments le texte peut sembler presque devenu autonome en tant que musique de langue : « Quelle donc de drôle d’idée m’a pris / De m’installer pile tout en face / D’une école maternelle vivace / A l’héliotrope abasourdi » (p21). Ou bien, dans un registre plus trivial : « Le gluten du glouton le buffet à bouffer / Copain ça mange du pain qu’on vive nous les convives / Les potes à leur potée le bœuf carotte roté » (p32)…
Dans sa richesse, l’écriture de Rouzeau nous rappelle que le poème est affaire de technique, de maîtrise des choix, de travail sur la langue, d’invention et de dette historique. Mais on aurait tort de considérer ce livre comme un exercice de style, un jeu gratuit ou de pure forme. Le poème est aussi, et d’abord, moyen de se colleter au réel, de le rendre un peu plus respirable et de s’en sortir sans être écrasé par lui. Une sorte de « parade », si on veut, plus ou moins « sauvage », mais dont la poète nous laisse toujours ici la « clé ».
Antoine Emaz
Valérie Rouzeau, Sens averse (répétitions), Éditions La Table Ronde, 2018, 140 p., 16€