La dernière fois qu’Africultures rencontrait Jupiter Bokondji, leader du groupe congolais Jupiter and the Okwess depuis plus de 30 ans, c’était en 2012, lors de leur prestation au festival Quartiers d’été à Paris. Cette fois, c’est à Rennes, à l’issue d’un concert début mars, qu’il s’est confié.
« Okwess » signifie « la bouffe » dans une des langues de RDC où vous avez grandi, le kibunda.
Okwess est d’origine kibunda, une des 450 ethnies que l’on trouve au Congo. Moi je suis mongo, mais j’ai pour habitude de dire que je suis pluriel, comme nous tous. C’est pour cette raison d’ailleurs que les textes de mes chansons sont dans toutes les langues qui me traversent la tête : lingala, tshiluba, mongo, ekonda, tetela, kiyansi, …
Sur votre deuxième album, Kin Sonic, sorti en 2017, il y a même une chanson en français, « Le temps passé ».
Oui, en fait c’est l’extrait d’un texte d’un philosophe peu connu hors du Congo, Zamenga Batukezanga, qui vivait et s’est éteint à Lemba en 2000. Sa parole est très imagée. En 1973, il a publié un livre qui fait maintenant référence, Bandoki(Les sorciers), malheureusement c’est impossible de le trouver en France. « Le temps passé » est une chanson de Montana, notre batteur. J’ai demandé à mon amie Sandrine Bonnaire de lire un extrait du livre de Zamenga Batukezanga sur cette chanson, et elle m’a fait l’immense joie d’accepter. Le texte implore les ancêtres face à la dure mission qu’est l’éducation dans la réalité congolaise. Il se termine ainsi « … quand on parcourt un bout de chemin, les faux pas ne manquent pas. L’essentiel est qu’on ne se laisse pas croupir ».
Zamenga Batukezanga vivait, comme vous, dans le quartier de Lemba, un quartier populaire, avec beaucoup d’enfants des rues. Vous avez-vous-mêmes vécu, jeune, deux ans dans la rue.
J’ai passé une grande partie de mon enfance entre Dar es Salam, en Tanzanie, et Berlin Est, parce que mon père était attaché d’ambassade. En 1979, quand je suis rentré au Congo, j’ai décidé d’arrêter mes études pour me consacrer à la musique. Mon père ne l’a pas accepté. Il voulait me renvoyer en Europe. Alors j’ai quitté le foyer familial. J’ai vécu dans la rue. Je dormais dans des maisons inhabitées. Je gagnais un peu d’argent en jouant du tam-tam lors des cérémonies funèbres. Quant aux enfants des rues de Lemba, effectivement, c’est un problème à Kinshasa, mais de nombreuses personnes les aident. Par exemple, pour Kin Sonic, Robert Del Naja (3D) a tenu à faire don de son cachet pour la pochette à une association de Lemba, La Fondation Etoile du Congo. Sa présidente, Princesse Rita, est très attachée à ses racines. C’est la fille d’un chef coutumier. Elle s’est donnée pour mission d’aider les enfants des rues, et plus particulièrement ceux de Lemba. Nous avons remis le cachet à la fondation Étoile du Congo, mais je travaille avec plusieurs orphelinats en particulier à Lemba et au Congo en général. Mon quartier est le quartier latin de la capitale, mais les enfants de la rue sont partout à travers le monde, pas que dans mon pays.
Rappelez nous comment est née votre passion pour la musique ?
A mon retour d’Allemagne, j’ai trouvé dans ma chambre un tam-tam laissé là par ma grand-mère. J’ai commencé à en jouer, instinctivement, sans avoir jamais pris de cours, et c’est comme ça que la musique est entrée dans ma vie. Grâce à ma grand-mère. Comme si j’étais là pour assurer la transmission. Ma grand-mère était guérisseuse. Quand j’étais enfant, alors que je n’avais que deux ou trois ans, elle m’emmenait avec elle chercher des racines dans la forêt du bassin du Congo, ou lors des cérémonies dans les villages. Pendant les semaines de deuil, tout le monde jouait des percussions.
Votre groupe existe depuis le début des années 80, mais il vous a fallu attendre 2007 pour être reconnu au-delà des frontières du Congo.
Le groupe, la philosophie, l’esprit, l’âme, existe depuis 1983. Au départ il s’appelait Bongo Folk. En 1989, certains membres sont partis en Europe, mais moi je préférais crever au Congo plutôt que retourner en Europe. Donc ils sont partis, ils m’ont laissé. Ensuite il y a eu un nouveau groupe qui s’est créé, et là on a joué de 1994 à 2000. Cela n’a pas marché. On jouait, mais les musiciens n’étaient pas confiants, ils ne savaient pas ce qu’ils cherchaient. Ils voulaient surtout gagner de l’argent. Moi je ne fais pas de la musique pour gagner de l’argent. Ce que je veux, c’est imposer ma philosophie dans le monde musical congolais et international. Pendant cette période je travaillais à côté, j’ai été secrétaire particulier d’un ministre, gérant d’un bateau, gérant d’hôtels… Je n’ai pas eu le bac, je n’ai pas fait d’études, mais j’ai fait beaucoup de trucs dans ma vie, et même des boulots intellectuels.
En 2003, alors que j’avais perdu presque tout espoir de continuer avec la musique, ce sont mes « lieutenants », Montana et Yende, qui m’ont remotivé. Yende est mon neveu. Quand il était gosse il venait me voir pendant les répétitions, et je lui disais toujours : « Grandis, on jouera ensemble ». Alors, en 2003, il est venu me voir et il s’est adressé à moi ainsi : « J’ai grandi, ça y est, je suis un musicien, je joue de la guitare, on peut jouer ensemble maintenant ». Et donc on a commencé à jouer ensemble, puis en 2004 sont arrivés deux Français, Florent de La Tulaye et Renaud Barret. Quand je les ai rencontrés pour la première fois, je leur ai dit « Je vous attendais ». Ils ont réalisé un documentaire sur moi, Jupiter’s Dance. C’est ça qui a été l’élément déclencheur.
On a enregistré quelques chansons en acoustique sur un CD qui accompagnait le DVD. Ensuite, on a enregistré Hôtel Univers en 2010, et le CD est sorti en 2013. A partir de là on a commencé à faire des tournées un peu partout. L’an dernier on a sorti Kin Sonic, notre deuxième album officiel, avec des rythmes plus électriques.
Je ne veux pas paraître prétentieux, mais je ne suis pas surpris par ce succès. Rien ne m’étonne. Au fond de moi, je savais depuis toujours que j’allais réussir à faire connaître la musique de mon pays dans le monde entier. Je dis souvent que le temps et l’espace n’existent pas. Les choses arrivent quand elles doivent arriver.
On sent chez vous une volonté forte de faire découvrir au monde la richesse des rythmes congolais.
Bien sûr ! Souvent on ne parle que de la rumba, alors que comme je le disais tout à l’heure il y a plus de 450 ethnies au Congo, chacune avec une sous-ethnie, et toutes ont des traditions musicales, des rythmes différents… Sur Kin Sonic, on trouve le bofenia, le mutwashi, le loyenge, l’Iyaya, le nyeka-nyeka, le zebola… Il y a chez nous une diversité culturelle fantastique, qui vaut bien plus que tous ces minerais de la mort. Kinshasa c’est une bombe à retardement au niveau culturel, et pas que dans la musique, dans tous les domaines.
Pour quelle raison vous surnomme-t-on « Le général rebelle » ?
C’est par rapport à ma façon de voir les choses. Chez nous on dit toujours, « Quand vous arrivez dans un village où les gens pensent à gauche, il faut danser comme eux ». Moi je ne danse pas comme eux. Les autres sont dans le système, moi je ne suis pas dans le système. Cela a pris du temps pour que l’on me comprenne. En fait j’ai de nombreux surnoms : « Espoir de la jeunesse », « Homme des Blancs et des Noirs », « Triple troubadour » …
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