Je veux bien le croire mais c'est une épreuve. A ce train là il faudrait faire souffler un vent glacial sur le public en Salle Copi pour qu'on puisse se croire en Irlande ? Non, et pourtant Bourrasque est un spectacle juste magique.
On a beau écarquiller les yeux, on ne peut que deviner un espace où doit trainer toutes sortes de détritus. Une portière claque. Des chevilles se tordent sur le plateau. On ressent pleinement une sensation d'enfermement. La pénombre attise le désir de voir le corps des personnages et dont on ne dispose que de la voix comme indice. On partage le malaise de Monique qui s'inquiète : je sens qu'on nous regarde, je vous assure.Rappelons le propos : Maurice Koch (ce soir Erwan Daouphars) est un homme d’affaires ruiné, qui se rend en Jaguar, avec Monique (Marie-Cécile Ouakil), sa secrétaire, sur les quais d’une ville portuaire pour se donner la mort... Dans un hangar voisin, qu’il lui faut traverser, vit une famille d’immigrés : un père (Vincent Schmitt) à demi détruit par la guerre, une mère vampirique (Teresa Ovidio), venue d’un pays lointain qu’elle évoque avec nostalgie, et leurs enfants : Charles (Marc Lamigeon), qui n’a qu’un rêve, traverser le fleuve et trouver un emploi, et puis Claire (Louise Grinberg), la plus jeune, que son frère n’hésite pas à marchander... Comme déposés là aussi deux autres personnages, Fak (Félix Kysyl), petit dragon de 22 ans qui saute de combine en combine, et un homme sans paroles, Abad (Marc Veh), le Noir, immobile et inquiétant...
Le metteur en scène aime les histoires de famille, surtout quand elles sont ponctuées par des éléments qui se déchainent. Représenter la lune, l'orage et le soleil, voilà un défi qu'il a voulu relever de manière cinématographique. Il est vrai qu'on peut par moments songer à La lune dans le caniveau.
Philippe Baronnet a tenu à rendre perceptible l'humour de la plume de Bernard-Marie Koltès qui organiquement trouve un chemin dans la tragédie. Le pari est à demi réussi parce que la pièce est très déroutante. La création sonore de Julien Lafosse nous place au coeur d'un thriller psychologique qui fait froid dans le dos.
Il a disposé des micros en plusieurs endroits pour rendre la sensation d'espace, avec un peu de réverb quand les scènes se passent dans le hangar. Trois espaces sont clairement identifiés dans la pièce. Le quai, ou plus précisément la jetée, est jouée au loin, devant le cyclo. Le hangar occupe la totalité du plateau et il faut deviner que la scène se passe devant la porte quand les bâches disparaissent. Leur déploiement complique beaucoup les choses et on met du temps à en comprendre leur signification.
De l’autre côté là-bas, c’est le haut, ici, c’est le bas, le plus haut qu’on montera, de toute façon, on ne sera jamais que le haut du bas. Il a voulu rendre la collusion entre ces deux mondes que tout oppose, sensuelle, charnelle, loufoque, décalée.
Les scènes d'échange et de troc sont essentielles. Toutes les relations humaines sont chez Koltès de l'ordre du deal. Tout se vend, jusqu'à sa sœur contre les clés d’une voiture.
L'arrivée de Koch relance la dynamique des transactions : droit de vivre, droit de mourir, dans le hangar tout se monnaie. Question de survie. Colonialisme, violence sociale, exclusion, immigration, arrogance de l’argent ... Philippe Baronnet s'interroge sur la manière de signifier cela aujourd'hui. Il reconnait avoir préféré faire des coupes dans le texte original, estimant que Monique ne pouvait pas s'exclamer trente fois Seigneur ... Il a laissé le premier cri.
Quai Ouest est une pièce sur l'ascendant que l'on a sur l'autre, avec pour obsession la figure du meurtre en réinterrogeant le prix de la vie ou le sens de la survie dans un monde fondé sur la violence. Dans ce hangar apparemment déserté et à l’écart du monde, Koltès confronte des gens qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Il sait de quoi il parle puisqu'il a passé plusieurs nuits dans un tel lieu, à New York, avant de commencer l'écriture.
Je ne peux m'empêcher de noter la dernière phrase de Quai Ouest : A quoi vous a servi tout ce bluff pour rien?
Mise en scène : Philippe Baronnet
Avec Louise Grinberg, Félix Kysyl, Marc Lamigeon, Julien Muller en alternance avec Erwan Daouphars, Marie-Cécile Ouakil, Teresa Ovidio, Vincent Schmitt, Marc Veh,
Scénographie Estelle Gautier
Lumières Lucas Delachaux
Son Julien Lafosse
Costumes Irène Bernaud assistée de Hortense Gayrard
Dramaturgie Marie-Cécile Ouakil
Du 15 mars au 15 avril 2018
Du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 16h
Théâtre de la Tempête – Cartoucherie de Vincennes
Route du Champ-de-Manœuvre - 75012 Paris - 01 43 28 36 36
Rencontre-débat avec l’équipe de création dimanche 18 mars après la représentation
Tournée : le 19 avril - Le Préau CDN Normandie-Vire, 17 et 18 octobre La Comédie de Caen-CDN, 22 novembre Dieppe