Sans oublier, dans ce titre, la part d’humour — qui est affaire, à la fois, de pensée (détachement, légèreté) et d’écriture (le jeu de mots) : joyeuses pâques.
De la matière des poèmes, ou, pour faire usage d’un autre mot, de leurs thèmes, on peut dresser, à peu près, la liste : les femmes, d’abord (qui sont partout et non pas seulement dans la partie qui leur est, selon la table, consacrée, et vers qui, sans cesse, dans les cafés, les restaurants, les rues, va le désir, le simple, l’inépuisable désir), le temps (celui qui passe, et dont on reconnaît qu’il passe à toutes sortes de signes ou d’objets, mais aussi celui qu’il fait, toujours changeant, qu’on subit ou dont on se délecte), et puis la bière, le vin, la musique, tout l’ordinaire monde où nous sommes, en ses morceaux jamais rassemblés, y compris le vulgaire, le laid, le scandaleux (la mer qui “pue la merde”, “les rues faméliques”, le “capitalisme intégral”, etc.).
Ce livre propose donc une suite de moments, de sensations. Sensations qui sont des pensées, ou plus précisément — dans ce qu’elles ont de discontinu et d’insistant — la pensée du livre. Pensée proprement épicuriste — étrangère à tout enchantement, lucide et gaie, d’une gaieté mesurée et profonde. Pensée de qui se tient devant le réel, sa simplicité sans démesure, sans mystère (“mon désir était sans fin comme sans énigme”). Ni azur ni vastes portiques ni fleuves impassibles, mais ce qui est là, avec quoi (dans quoi) il faut vivre, et qui comporte, mêlés, moments d’accablement (“la plaie qui me ronge”, “on pensait crever d’un excès d’acédie”) et moments de bonheur (“merveilleux ciel gris”, “excellent ce pinard”, “miracle un très beau derche”). Réel que nomment souvent des mots ordinaires, des mots crus, particulièrement ceux qui décrivent le corps (bide, burnes, trique, couilles, caca…).
Aussi est-ce moins la mort (comme événement, comme fait) qui est l’objet de ce livre que la vie en tant que mortelle — la vie que filent les Parques.
Mais tout cela serait peu de chose s’il ne s’agissait de sonnets et d’alexandrins — en lesquels la mort, celle des vieilles formes, se tient vivante et gaie. Par cette raison, d’abord, que le genre et le vers sont l’objet d’un travail joyeusement contradictoire. D’un côté, le sonnet dit élisabéthain, dont les règles (passons sur telles nuances) sont rigoureusement suivies. De l’autre, l’alexandrin, constamment mis à mal, en même temps que maintenu.
Il faut préciser ce dernier point, qui est passionnant. L’affaire principale est celle de l’enjambement, interne et externe. Autrement dit, celle de la conservation et de l’effacement, à la fois, de ces deux limites que sont la césure et la fin du vers. De là le décalage, mené à son point de tension le plus grand, entre partages syntaxiques et partages métriques (la phrase, d’un côté, le vers ou l’hémistiche, de l’autre). De là l’effet de prosaïsme (si nous nous laissons conduire par la syntaxe) dans le souvenir même (l’insistance) du vers.
On indiquera quelques-unes des façons (des gestes d’écriture) auxquelles recourt Laurent Fourcaut.
1. D’abord la plus évidente, la plus brutale, et que certes Laurent Fourcaut n’invente pas, celle qui consiste à couper un mot en fin de vers : “chance est ainsi donnée de se la jouer lyr / ique” ; “vrai je m’y sens tric / ard”. Ainsi s’obtiennent d’acrobatiques rimes : “il fait chou bl / anc” (choubl, trouble , double, rouble).
2. Plus subtile, moins facile à entendre dans la hâte de la lecture, se trouve ce que les traités de versification appellent césure enjambante : “sur la beauté des femmes tirer le rideau” ; “elle passe et repasse d’un pas pas lesbien » (à quoi s’ajoute le volontairement gauche et savoureux “pas pas”) ; “un soir lilas suave délavait le ciel” (à quoi s’ajoute la nécessaire diérèse “poétique” : su-ave). Ou, un peu plus rare, la césure lyrique : “Comment ne pas être détruit par ce ciel blanc ?”, “Ce qui caresse est-ce la vie est-ce la mort ?”
3. Puis l’obligation, aujourd’hui perdue, de pratiquer la liaison, sans quoi serait faux le compte des syllabes : “de bou / quins débiles [z] avec quelle avoir une touche”.
Pareille écriture, comme dit Mallarmé, “en appelle à notre délicatesse”. On reconnaît, avec bonheur, les traces les plus rigoureuses de la tradition dans l’abandon même de la tradition. On éprouve, en hésitant, l’obligation délicieuse — sauf à s’en tenir à des messages, à des thèmes — d’entendre ces vers au plus juste, ces groupes de mots (ou de syllabes) qui sont et ne sont plus des alexandrins. Il y va de l’agilité de notre oreille, et du souvenir qu’elle garde d’un patrimoine immense, là où le vers semblait, sur la page, ne se donner qu’à l’œil.
On ajoutera, sans viser à aucune exhaustivité (renonçant, par exemple, à toutes considérations sur le lexique, les jeux d’orthographe, les rimes), les pittoresques déplacements syntaxiques, par lesquels le vers (son nombre) s’amuse à tomber juste : “du Monoprix où je du Comté du saumon / achetai” ; “on sous abri n’est guère”.
On ajoutera également, hommage à de grands textes, le passage fréquent de citations, plus ou moins nettes, discrètes, rapides. Ou, plus subtilement, ce qu’on pourrait appeler des effets de citation, souvenirs déformés de vers ou de phrases. Souvenir des Antiquités de Rome : “Je ne saurais ami rivaliser d’enquête”. De Baudelaire : “J’ai passé tout le jour…” De Laforgue : “aussi est-on seul face au filasse ciel gris”. Etc.
Ainsi se joignent, dans ce recueil, à l’égard d’un pan majeur de notre tradition poétique (celui qui s’est organisé autour de l’alexandrin), dévotion et violence, irrespect et tendresse, en même temps que s’énonce une façon d’être au monde, de vivre dans ce temps, dans le temps.
Jean Renaud
Laurent Fourcaut, Joyeuses Parques, Éditions Tarabuste, 2017, 214 p., 18€. Lire trois sonnets extraits de ce livre.