A un moment, j'ai publié des articles sur les techniques de manipulation. Une vulgarisation de travaux de psychologie. J'ai eu du succès, à tel point que l'on m'avait suggéré d'écrire un livre sur le sujet. Je ne l'ai pas fait. Ce qui est certainement bien, puisque il n'aurait pas été complet. J'étais passé à côté d'une technique puissante : la morale. La morale guide notre comportement, par pression sociale, c'est l'hypocrisie, ou, mieux, par intériorisation (je fais appel à la chirurgie esthétique pour obéir aux canons de la beauté). Vous connaissez le fameux "name and shame" ? Les Anglo-saxons ont poussé très loin les techniques de manipulation de groupe. Probablement avec plus de subtilité que les régimes totalitaires. En voici quelques-unes :
Ce qui détermine la morale, c'est la pression du groupe. Robert Ciadini appelle cela "validation sociale". Nous décidons comme les autres. D'où une première subtilité : ce qui compte n'est pas d'avoir le groupe avec soi, mais de faire croire que c'est le cas. C'est une raison pour laquelle le vote est secret. En effet, s'il était public, on ne se demanderait pas ce que l'on a envie de voter, mais ce que le groupe va voter. Et le résultat n'est pas du tout le même. (Voir les travaux de Thomas Shelling.) C'est aussi une raison pour laquelle ceux qui veulent manipuler leurs congénères cherchent à provoquer une manifestation publique de leurs opinions : uniforme, badge, barbe, voile, tatouage, etc.
On atteint au nirvana de la manipulation, lorsque l'on amène le groupe à aller contre son intérêt, et à démanteler ce qui faisait sa prospérité. A l'époque du scandale Madoff, j'ai reçu des mails me disant que la sécurité sociale était elle-même une pyramide de Ponzi. Faux, mais facile à croire. Et, si on l'avait cru, on aurait liquidé la sécurité sociale, qui est dans notre intérêt collectif. Beaucoup d'autres tentatives dans le même sens ont réussi, cependant. D'où un électeur qui se sent floué, et cherche à "dégager" sa classe dirigeante. Quelles sont les recettes de cette technique ? Profiter des petites médiocrités de l'être humain pour lui faire vendre son royaume pour un plat de lentilles. Dîtes lui qu'il est intelligent, alors que les autres sont idiots, par exemple, vous lui ferez faire n'importe quoi. Ou encore que la sécurité sociale coûte cher, parce qu'elle est pleine de tir au flanc et qu'elle subventionne des paresseux. C'est l'argument du "bon sens", l'arme de destruction massive, celle qui a produit le Brexit. Aristote en parlait déjà il y a deux mille cinq cents ans. Et il a montré qu'il conduisait à la dislocation de la cité (on dirait de la société aujourd'hui).
Il y a plus fort. Serge Moscovici a prouvé, dans une expérience, qu'une personne déterminée pouvait faire changer les référentiels de jugement de tout un groupe. C'est à dire, recoder le cerveau de ses membres ! J'ai illustré sa théorie involontairement. Quand je suis entré chez mon premier employeur, contrairement à mes collègues, je n'ai pas abandonné la cravate après mon embauche. Je voulais montrer par là que je n'étais pas dupe de l'hypocrite fraternité du lieu. Curieusement, petit-à-petit, tout le monde s'est mis à porter la cravate. Y compris les deux niveaux de management qui étaient au dessus de moi. J'ai imposé ma morale.
C'est un puits sans fond, probablement. Il se peut que l'on trouvera toujours de nouvelles techniques pour faire disjoncter le raisonnement humain, et transformer l'homme en chose. A l'image du héros de 1984 d'Orwell. Seulement avec une perversité qu'il était loin de pouvoir concevoir. Puisque ce sont des méthodes totalitaires utilisées par un régime qui ne l'est pas. C'est d'ailleurs ce qui les rend particulièrement efficaces. On ne les voit pas venir. D'autant qu'elles ne s'appliquent pas que sur un adulte, qui pourrait se défendre, mais qu'elles nous déforment dès notre conception. Y a-t-il un espoir ? Peut-être chez Robert Merton, qui observe les "conséquences imprévues" des phénomènes sociaux. On fait le bien en voulant le mal (et inversement, malheureusement). Mais aussi de la "Révolte" de Camus. L'homme a quelque-chose en lui, qui finit par lui faire voir le jour. Mais c'est un travail à sans cesse recommencer. Et sans garantie de réussite.