(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français, 29 mars. Le camion est redevenu roi. Il porte sans arrêt, depuis quatre jours, la France qui va se battre. Ce serait à croire, tant ils défilent, que nous sommes dans un manège et que ce sont les mêmes qui passent et repassent. Les camions sont groupés par trains. Jusqu’à l’autre semaine, on les rencontrait tout le long du grand front. On croisait les uns en Champagne, les autres en Lorraine. On a tout ressorti, les anciens autobus ressuscitent. Ils étaient tombés au rôle de garde-manger, ils sont réintégrés dans leur dignité de porteurs d’hommes. Tout cela se suit avec une sagesse remarquable. Chacun est à sa place, le numéro 1 précède le numéro 2, le 2 le 3, pas une interversion dans la longue file. Ils roulent à la même distance l’un de l’autre, leur allure est régulière. On sent qu’on a tout calculé, qu’ils sont partis de tel endroit à telle heure fixée, qu’ils seront à leur but à telle autre heure non moins fixée. Les soldats sont entassés, debout, assis, sur le marchepied. Les mots ont été employés hors de propos qui diraient leur allure. Aucun n’est plus assez pur pour mouler leur… grandeur. Deux vieux civils sur leur passage, avant de continuer leur marche vers l’exil, ont levé leur chapeau. Ce sont les camarades qui arrivent. Les chevaux réapparaissent Et fouette aussi les chevaux. C’est leur résurrection. Ils avaient disparu de la surface du front. On disait qu’écœurés par la conduite des hommes, ils avaient fondé plus loin une patrie. C’était faux… Ils étaient rentrés sous terre, simplement. Ils en ressortent à tous les carrefours, devant tous les abreuvoirs, le long de toutes les routes. Et les canons aussi se mettent à rouler. Depuis trois ans, qui avait vu rouler un canon ? On finissait par se demander pourquoi on lui mettait des roues. À le rencontrer toujours accroupi, on le croyait cul-de-jatte. Il n’était qu’atteint de paralysie. Un choc nerveux vient de lui redonner l’usage de ses moyeux, il se presse sur les routes. La vraie guerre Tout devient nouveau. L’installation est culbutée. Les quartiers généraux n’ont plus l’air de petites maisons de bourgeois où tout était organisé pour s’y laisser vieillir. Ce qui pousse de salades dans le jardin ne passionne plus. On sait qu’on n’aura pas le temps de les attendre pousser pour les cueillir. La guerre sur place avait permis de caresser avec d’infinies complaisances l’amour de l’ordre et du bibelot. Se prolongeant, que d’étagères il eût fallu clouer ! Ce confort est fini dans ce coin tragique de France où la guerre se lève pour renaître et plus tôt mourir. Tout est réveillé. Un poste de commandement est maintenant une maison qui n’a pas toujours ses carreaux, mais plusieurs tables, plusieurs cartes et une activité. Il était là hier, ce matin il n’y est plus. La vie renaît. La vie se déplace. Des régions subitement tombent dans la guerre. Depuis une heure, nous roulons en pleine préparation de bataille, et où cela ? À travers un pays où huit jours auparavant nous aimions à reconnaître le charme de la paix même. Là, nous nous étions arrêtés pour déjeuner. À force de vie civile, la guerre s’y oubliait. La guerre s’y forge ce matin. C’est l’heure où tous se donnent. Les habitudes de confort ont été dépouillées avec décision. Nos troupes qui « s’accrochent au sol » sont harassées de fatigue. Elles ne connaissent plus le sommeil, plus le moment des repas. Elles exhalent toute leur résistance. Pour arriver à temps sur ce terrain où il faut se cramponner elles ont galopé à cheval. Ces cavaliers dont les sabres brillaient neuf et dont l’impatience de la charge se répandait, ces cavaliers n’allaient pas charger, le moment n’était pas venu de sabrer. Leurs chevaux c’étaient leurs camions à eux. Ils étaient en selle pour courir plus vite relever les Anglais. Ils atteignirent la poussée allemande, mirent pied à terre, prirent le fusil et déployèrent leur héroïsme. Ils en eurent tant, ils furent si Français, que devant eux l’ennemi grisé, l’ennemi qui venait de repasser sur la route des arbres qu’il avait coupés l’an dernier – des arbres où pour cacher leur outrage la nature, par pitié, voilant la trace de la scie, avait fait repousser de jolis bourgeons, prêts à s’ouvrir –, l’ennemi non seulement s’arrêta, mais ne pouvant percer la muraille en bleu, dut faire pivoter son axe de marche du côté de l’ouest. L’épée allemande s’était courbée sur la cuirasse française. L’Allemand se fatigue L’épée allemande est d’ailleurs en train de s’inquiéter. Nous avons glissé si rapides qu’en aucun point notre front n’est rompu. L’ennemi achète chaque mètre qu’il occupe, il n’en surprend plus aucun. Le mépris que ses vagues ont eu de nos îlots de résistance a doublé ses morts. L’Allemand se sent déjà fatigué. Leurs prisonniers disent qu’on les pousse à la cravache. Ils disent encore qu’il y a des compagnies chargées de déshabiller les cadavres, les leurs et les nôtres. Est-ce pour nous lancer une contre-attaque en bleu horizon ? Il faudra changer aussi les figures. Le canon allemand et les transports français ne cessent de rouler. Leur artillerie fait la course avec nos camions. Défoncera-t-elle avant que nous débouchions ? Elle se le demande. Nous allons lui répondre. Les camarades arrivent.
Le Petit Journal
, 30 mars 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille