L’érudition de Giorgio Manganelli (1922-1990) croise toujours l’usage de codes littéraires à un sens de la divagation qui, simultanément, met en doute, en ironie pourrait-on dire, toute forme connue. Aussi la suite de textes de Salons est à la fois de multiples approches précises (le verre, le plâtre, le futurisme, tel tyran, tel ouvrage, la photographie, l’architecture) et leur glissement dans une prose fascinante. En résultent des précipités chimiques où le lecteur admire autant les sinuosités d’un raisonnement qu’il doit consentir à des opacités, des déviations, des dérivations même, au service d’une vision de l’objet étudié. Il ne s’agit pas de consacrer l’élégance de sa propre pensée : il s’agit de la faire résonner dans des écarts, des « perversions », qui montre qu’un cerveau à l’œuvre ne saurait se contenter de circonscrire intelligemment des objets d’étude ; il doit les défaire, les démonter – les remonter aussi ; non pas pour les dire davantage, plutôt pour qu’ils deviennent tournures, jeux de mots et d’esprit, analyses plus inouïes qu’inédites, en somme phrases multiples qui en circonvolutions permettent de voir et de dévoyer. Les moindres débuts de ces textes qui semblent raconter ces approches se retrouvent pris dans un tumulte tranquille où les choses s’établissent dans un authentique vertige. L’écriture n’est alors plus que variations qui sans cesse touchent au sublime : « Le corps qui danse prend la consistance et la cohérence de rythme dansé ; le corps qui danse, le corps charnel et instable, acquiert, dans la scansion des pas et des gestes, une dureté, une indifférence, une déconcertante éternité ; mais il faut, pour exécuter ces gestes transmutants, pour faire l’expérience de cette métamorphose qui fait allusion à une mort de l’angoisse, il faut, dis-je, que le corps soit justement périssable, imprécis, labile. » Dans ce texte, Corps dansé, avant de parler de Degas, Manganelli rend à la fois dicible une perception de la danse comme il rend sensible une prose qui se métamorphose en son objet d’étude. Les danseuses du peintre y deviennent vivantes, comme deviennent sensuelles, envoûtantes, les mouvances de l’écriture, témoignant d’une connaissance des œuvres du peintre tout en étant la prose en mouvement de l’auteur, un corps dansé. Plus encore, Manganelli ajoute du trouble à la clarté même de son expression : il parvient à créer une sorte de double à chacun de ses propos, une forme d’ombre portée de ses obsessions. Sa nature polygraphe est capable de tout recevoir, d’intégrer et redonner, jamais mâché, plutôt dans l’état de dévoration continu que constitue sa prose. Ainsi l’Idée est-elle au centre de ses écrits, semblable en effet à un précipité chimique puisqu’à peine entrevue elle entre dans le terrain liquide et accidenté d’une imagination. Toutefois, il serait regrettable de faire de Manganelli un heureux, et fertile, délirant. Son intelligence est de passer de considération en point de vue, de remémoration en réflexion, de référence en analyse. Cette manière de voir dans toute chose la possibilité d’innombrables ramifications rend chacune pertinente voire essentielle. Nous en avons un exemple (tous ces textes en sont) dans l’ouverture d’un des textes de Salons, Un haricot grand comme un gratte-ciel : « Une photographie, dix photographies, deux cents, mille, mille milliards de photographies : en combien de photographies la totalité du monde peut-elle tenir ? Combien de mondes photographiques sont nécessaires pour voir tous les mondes existants et possibles ? » Manganelli ajoute néanmoins ceci : « Enfin, combien de fois le monde devra-t-il être répété pour exister dans ses propres images photographiques ? » Dans ses « fictions » (on peut penser au voisinage de Borges), l’auteur italien a toujours inventé des mondes où la narration peut dans ses diffractions se clore sur elle-même, être l’expression infinie d’un monde fermé. En ce sens, dans toutes ses productions, Manganelli agit comme un démiurge : il rend définitif cela même qu’il étudie comme une hypothèse. Aussi ce texte parvient à mettre en relation le sujet de photographie (en somme une force des détails) avec sa propre immensité (son cosmos) en tant qu’objet à méditer. Et il faut en effet bien du génie pour conclure, au-delà de la perception fantomatique d’une image photographique : « Et pourtant, le sentiment le plus intense et encore plus lumineux est que ces figures, images, ces signes qui possèdent pour nous un nom sont différents du néant d’un degré à peine mesurable ; ce sont des fantômes. Mais le néant ne parviendra jamais à déglutir la grâce décharnée et exsangue d’un fantôme, une ombre ignare d’un corps. »
Marc Blanchet
Giorgio Manganelli, Salons, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, L’atelier contemporain, 2018, 155 p., 20 €.