Après ses premiers pas dans le monde celte avec Même pas mort, Jean-Philippe Jaworski s’en revient au Vieux Royaume et au recueil de nouvelles avec Le Sentiment du Fer. Le présent opus décale cependant le projet esth-éthique : en s’attardant sur les « âges sombres » du Vieux Royaume et la nostalgie d’un âge d’or révolu, Le Sentiment du Fer creuse la manière dont les récits structurent la politique.
Les âges sombres et l’âge d’or
An 787 du comput royal. Chrysophée, prestigieuse capitale du royaume de Léomance, a chuté. À présent, des bandes noires – loyales ou rebelles, vivantes ou mortes – parcourent et dévastent le Vieux Royaume. C’est dans ce sinistre cadre spatio-temporel que s’ancrent les cinq nouvelles du Sentiment du Fer. Les ors de Janua Vera ont disparu, et la simili-Renaissance italienne de Gagner la guerre ne point pas encore à l’horizon.Les personnages qui peuplent le recueil ont l’impression de vivre dans un entre-deux. L’appel du passé mythifié résonne à leurs oreilles. Pour tous, l’Histoire est d’abord un tissu d’histoires singulières. Et la littérature, un moyen de remodeler des identités socio-politiques en pleine dislocation.
Pouvoir des légendes, légendes du pouvoir
« Le Sentiment du Fer », la première des nouvelles, donne titre et sens à l’ouvrage. Si l’on ne connaissait pas le nom du Cuervo Moera, on connaissait déjà son histoire depuis Janua Vera : il est celui qui assassina le roi Maddan IV sous les murs de Ciudalia. Ce n’est donc pas tant l’originalité de son récit que la manière dont il s’insère dans un réseau narratif qui intéresse Jaworski. Cuervo Moera a en effet ceci de singulier qu’il se compare à un grand nom de la littérature de son monde. Don Quichotte du Vieux Royaume, il se rêve en Soledano, le mythique guerrier elfe qui tenait tête à des armées entières. Lui, l’homme de l’ombre au faciès disgracieux, n’atteindra jamais la légende de Soledano ; et pourtant elle ne cesse de guider le moindre de ses gestes. Comme si la littérature épique sublimait le réel sordide.D’autres résurgences du passé traversent le livre. Dans « Profanation », une troupe de nains, assistés de leurs esclaves gnomes, s’enfonce dans les ruines d’une cité, où la légende raconte qu’un dragon a établi son domicile. La légende, toujours elle… Vraie ou fausse, elle conditionne les esprits par la répétition systématique d’une représentation du monde. Que le dragon existe ou non importe peu. Tant qu’il existe dans le crâne des gnomes, les nains maintiennent leur domination. Autrement dit : la littérature engendre de la croyance. Et la croyance constitue le soubassement de tout ordre social.Une autre nouvelle, l’une des plus courtes, s’attarde sur les conditions d’exercice du pouvoir par la littérature. « L’elfe et les égorgeurs » met en scène une figure bien connue des lecteurs de Jaworski : l’elfe Annoeth, déjà présent dans Janua Vera et Gagner la guerre. Ses talents de conteur lui permettent cette fois de prendre l’ascendant sur ses adversaires, des pillards retranchés dans le château qu’ils ont mis à sac. De la manière la plus simple qui soit : en racontant l’histoire de son arrivée au château, et une fois que le récit rejoint le présent, en recommençant… Comme Orphée de Cerbère, Annoeth triomphe des marauds par la duperie : encore une fois, la littérature façonne les mentalités par la répétition.
Quand les histoires infléchissent l’Histoire
Pourtant, comme le fait remarquer Annoeth à ses détracteurs, « j’entrevois une autre possibilité ». C’est-à-dire que la littérature a le pouvoir d’accompagner le sens de l’Histoire : sans toutefois l’imposer ex nihilo, elle parvient cependant à infléchir le cours des événements par de savants aiguillages à l’échelle des individus. Ce principe de l’accompagnement se retrouve dans Le Sentiment du Fer, le livre qui se trouve au cœur de la nouvelle homonyme : « Cette technique de la main légère, qui a pour principe d’accompagner l’épée plutôt que de la contraindre, quelle élégance ! La force dans le mouvement plus que dans le bras… » En politique comme en littérature, la répression ne fonctionne pas ; fins lecteurs de Machiavel avant l’heure, les édiles de Ciudalia savent que leur pouvoir repose d’abord sur la manipulation de l’opinion publique et l’achat de fidélités personnelles, et non sur la force militaire.Ces subtiles inflexions, la dernière nouvelle du recueil, « La Troisième Hypostase », les met plus clairement en lumière. On y retrouve le personnage de Lusinga, aperçue dans Gagner la guerre en tant qu’enchanteresse du clan Mastiggia. Dans la nouvelle, Lusinga a trois identités : la magicienne, le dragon et l’enchanteresse. Chacune prend une forme différente : l’humaine aux traits elfiques, la petite Lusingella et la « figure tragique ». « La Troisième Hypostase » porte bien son nom : le récit suit le processus par lequel s’accomplit une hypostase – en grammaire, la substitution d’une catégorie grammaticale à une autre, le plus souvent un verbe devenant un nom (le boire, le manger…). En d’autres termes, Lusinga possède trois virtualités ; et la nouvelle accompagne le basculement total vers une seule d’entre elles. « La Troisième Hypostase » est peut-être la nouvelle de Jaworski qui témoigne le mieux de son travail littéraire. À ses yeux, la littérature envisagedes mondes, sous la forme de virtualités, d’hypostases. Peu à peu, sous la pression du pouvoir politique de l’art littéraire, les virtualités se réduisent à une seule, devenue hégémonique. Par conséquent, la littérature est tout à la fois acteur et témoin du processus de domination.
Le Sentiment du Fer, Jean-Philippe Jaworski, Les Moutons Électriques, 2015, 208 p.
Maxime
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