14-18, Albert Londres : «Le visage de nos contrées en bataille de nouveau s’est crispé»

Par Pmalgachie @pmalgachie

L’âme de la Marne (De notre correspondant de guerre.) Front français, 26 mars. À quatre ans de distance, neuves comme si depuis lors elles avaient été soigneusement enfermées, les émotions de 1914 reviennent au cœur et l’élargissent. Tout reprend le même aspect, mais en plus puissant ; les chemins de fer retrouvent leur intense circulation de longs trains qui se succèdent ; les routes revoient les misères qui redescendent et les forces qui remontent. Pour les misères, c’est plus poignant encore que jadis ; ces réfugiés dans cette charrette sont partis une première fois voilà plus de trois ans et demi, puis l’envahisseur a été chassé et ils sont rentrés, puis l’envahisseur réapparaît et ils repartent. Ils sont nombreux, il y a, en plus, ceux qui n’avaient pas fui et qui connurent la botte allemande. Sans l’avoir jamais vue, ils avaient cru pouvoir, tout en la méprisant, vivre à côté d’elle le temps de l’esclavage. Ils l’ont vécu ; c’est maintenant au-dessus de leur volonté. Ils ne veulent pas recommencer, ils fuient. Le nouvel exode Le visage de nos contrées en bataille de nouveau s’est crispé, il a retrouvé son frémissement. Voilà des jeunes filles qui s’en vont. Elles étaient petites l’autre fois ; elles ont assisté à la lutte que leurs grandes sœurs durent livrer aux occupants, elles s’en vont, sauvant ainsi de l’honneur français dans leurs bras purs. Chariots, chars à bœufs, voitures d’enfants, tout ce qui peut rouler et porter va sur le chemin. On dirait qu’à cette seconde épreuve ils ont voulu moins leur laisser, ils emportent plus de matériel : matelas, fourneaux, vaisselle. Est-ce la haine qui leur fait procéder à ce déménagement, ou est-ce l’expérience qui leur a désigné ce qui manquait le plus à des émigrants ? Beaucoup de femmes sont en deuil. N’étaient-elles redevenues françaises depuis un an que pour apprendre ce qu’elles avaient perdu ? Elles reprennent du souffle, elles ne savent où elles vont, elles ne pleurent pas. Que toute la France les regarde dans leur dénuement et leur calme, et que comme ces mères et ces veuves, les yeux secs, elle attende l’effort gigantesque que gaillardement montent donner ses enfants. Car la bataille française est commencée et va faire rage. Il y a deux jours, au petit matin, autour de Noyon, nous avons vu surgir les uniformes bleus. Les habitants de l’Oise aussi l’ont vu. La musique, pas le son, serait seule capable de reproduire leur émotion, elle se traduisit par un cri qui sortit de leurs lèvres et qui du coup les fit plus légers. Ils arrivaient en camions, conduits par des Annamites qui ouvraient fiévreusement leurs yeux étroits et avaient juré qu’ils ne seraient jamais fatigués. Les soldats descendaient, se formaient, et du pas ordinaire s’en allaient. Depuis six jours les canons, par leurs coups, élèvent dans la région un mur infernal de fumée et d’éclatements. Le feu s’est ouvert un matin, à 4 h. ½, brusquement et intense dès sa première seconde comme il le demeura pendant ces 150 heures. Ce sont les vitres qui, à quarante kilomètres alentour, à force de vibrer, annoncèrent à tous les dormeurs subitement réveillés que la fameuse ruée se déclenchait. Le front anglais s’étant ouvert, les nôtres marchaient vers la brèche. Ils y affluent. Nous ne dirons rien de la bataille, à peine débute-t-elle. Âgée seulement de six journées pour les Britanniques et de deux pour les Français, elle ne peut avoir revêtu de physionomie. Les troupes de contact, uniquement jusqu’ici, ont joué leur rôle ; la manœuvre proche n’a pas encore commencé et sans elle tout n’est que préliminaire. Mais de l’âme qui l’entoure nous pouvons vous parler. C’est la même qu’aux heures qui précédèrent la Marne. Tout n’est plus qu’à la patrie Tout n’est plus qu’à la patrie. Personne ne guette plus le vaguemestre, ni les journaux. Le communiqué a repris son rang ; en dehors de lui, le reste n’est qu’accessoire. Il ne se passe plus rien en France qu’autour de Noyon. Toute pensée semble volée à la défense du pays qui se préoccupe d’autres questions. C’est la communion nationale qui renaît. Sur les voies ferrées, un train de civils qui passe vous fait l’effet d’une diversion. Sans degré, d’un saut immédiat, chacun a retrouvé la fraîcheur de son amour pour le sol. Tous les efforts que fournissent nos soldats paraissent être neufs. L’attaque allemande, comme un bain, les a délassés. Il n’y a pas de chants comme l’autre magnifique fois, pas de fantaisies écrites à la craie sur les wagons, pas de culottes rouges, mais comme du temps de l’Ourcq, des officiers d’état-major remplissent rapidement des missions ; des troupes, qui savent qu’elles n’auront pas leur dose de sommeil, se contentent de la halte qu’on leur donne. On ne parle plus de tranchée, mais de choc ; on ne s’abrite plus, on se meut ; on voit passer de hauts généraux en automobiles. À la rencontre de divisions célèbres, on crie : « Les voilà ! » On attend, frémissant, le jour où le chef donnera le grand ordre et les chevaux – les chevaux ! – réapparaissent.

Le Petit Journal

, 27 mars 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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