Trois notes brèves de lecture :
Luc Bénazet, Incidents, par Camille Brantes
Serge Pey, Mathématique générale de l’infini, par Antoine Emaz
Pierre Chappuis, Battre le briquet, par Laurent Albarracin
Incidents
Éditions Nous
2018, 96 p., 15€ - lire ces extraits
Après nÉcrit (2009), La vie des noms (2013) et Articuler (2015), Luc Bénazet poursuit sa collaboration avec les éditions Nous et livre avec Incidents une tentative de conclusion poétique personnelle - c’est à dire l’éclosion d’une forme, d’une voix propre.
« C’est comme donner à manger des pavés à un affamé ou tenter de pêcher avec un filet pourri! ». En exergue, la citation d’Alexeï Kroutchenykh ouvre le chemin et place ce qui va suivre dans une filiation - pas nécessairement fictionnelle. A un siècle d’intervalle avec le poète russe, l’auteur renoue avec le mot en tant que tel, l’organisation des sons par et pour eux-mêmes, pour dire et non parler.
Si dès nÉcrit Luc Bénazet avait déjà montré son goût pour les hiatus, il pousse ici le travail formel bien plus loin. Mais pour radical qu’il puisse paraître, Incidents évite les pièges du jusqu'au-boutisme, sa lecture révélera une écriture très liée - voire fondue. La langue glisse, s’écoule, s’hydrate, on croit être entrain de se noyer, on veut respirer avec le poète le mot qui vient et c’est alors que la phrase apparaît. Radeau de fortune. Bouée de sauvetage.
le mot,
uq i sui qiu qsui qui suit
du côté opo oppopse opposé
à la soucde à laz à la source dsu du so, dju du ns po, du osn
`du son
Incidents est un long poème que l’on active ; sans manuel, sans partition, qui n’impose rien et qui, se posant sur la page, sans rature ni correction, dans un bégaiement, un tâtonnement, décrit la réalité de la langue : énoncer le secondaire pour aller à l’essentiel.
Camille Brantes
Mathématique générale de l’infini
Editions Poésie / Gallimard
2018, 432 p., 8,30€
Tout comme il y a des poèmes de tête et des poèmes de corps, il y a des poèmes d’oreille et des poèmes d’œil. Avec toutes les possibilités intermédiaires, évidemment. Pey fait partie des poètes, comme Velter ou Bianu, pour lesquels le livre, la page, ne sont pas vraiment une fin. Ils seraient plutôt trace d’un dire, diversement modulé mais d’un accomplissement sonore qui a eu lieu ou est promis, si on prend le temps dans l’autre sens. Pour Serge Pey, on pourrait parler d’une profération, débauche de vie et d’énergie, parole festive ou révoltée, entre rituel et urgence. C’est remarquable, orgueilleusement puissant, envoûté-envoûtant, magique, initiatique…. Ramassée dans l’énergie d’un acte, la poésie de Pey s’abouche à la vie « simple » autant qu’elle renoue avec de l’archaïque, individuel et collectif. Maniérée autant qu’efficace, elle est dans son ordre autant qu’elle appelle au désordre, une sorte de fond primordial. Voir et entendre le poète en action est essentiel. En ce sens la trace écrite seule, telle qu’en ce livre, peut sembler insuffisante. Mais elle a le grand mérite de témoigner d’un long parcours de 40 ans qui reste indéniablement singulier dans sa constance, ses moyens et sa réalisation.
Antoine Emaz
Battre le briquet, précédé de Ligatures
Éditions Corti
2018, 169 pages, 18 € - parution le 26 avril - lire cet extrait
Le livre tout entier file volontiers la métaphore du titre : « battre le briquet », c’est s’obstiner à la réflexion sur la langue dans l’espoir qu’en jaillisse une flamme. Pierre Chappuis n’a pas son pareil pour ce qui est de mettre en doute son propre travail et par là même le remettre en chantier et en risque, et le faire vibrer au diapason d’un impossible. Publiées dans une collection placée sous les auspices de Gracq, les notes qu’il accumule comme pour se débarrasser d’un trop plein dans le langage, se font bien en lisant, en écrivant, dans un effort et une application qui requièrent autant la lecture des classiques et des contemporains (on passe dans la même phrase de Joubert à Tellermann, avec une prédilection pour les écrivains vaudois, de Ramuz à Gustave Roud et Jaccottet) que la mise en demeure adressée à sa propre écriture. Certains fragments s’attachent à caractériser un paysage ou une émotion musicale. Le goût un peu âpre de l’exigence, que Chappuis cultive vis-à-vis de lui-même et de sa poésie, ne se départit jamais d’un ton d’hésitation qui l’éloigne absolument de toute arrogance. Sa phrase parsemée d’incises et de scrupules se corrige et s’excuse à chaque instant. Chappuis interroge son travail : il prête ainsi à sa prose la forme parfaite, ouverte, inachevée qui est celle aussi du poème.
Laurent Albarracin