Eric Poindron est un auteur hors normes, échappant aux canons conventionnels de la modernité, du contemporain et de l’actualité littéraire. Il est le poète gardien d’un cabinet de curiosités en ses propres lieux, à Reims, et d’un autre, dans son imaginaire poétique, et qu’il expose sous la forme de livres de poèmes ou de livres extravagants, et cela au service d’une humeur que nous qualifierons de joyeuse pour jouer avec les règles de l’art qu’il aime détourner.
L’étrange questionnaire est un livre-jeu (de rôles), et un roman d’aventures aux codes du genre explosés. L’auteur pose 60 questions aux lecteurs ; de ces questions qu’on ne se pose pas ou n’ose pas se poser ou n’ose pas exposer à l’écoute de l’autre (et qu’il a rapporté de son imaginaire ancré dans l’enfance), et invite le lecteur à y répondre, laissant un grand blanc de page pour ce faire, et y répond lui-même par des citations d’auteurs (dont il a questionné les livres), des nota bene ou des réponses personnelles. S’ensuit une série d’articles jubilatoirement lumineux, mais brouilleurs de pistes. Ainsi, de cette manière, et en amateur de Jules Verne, l’auteur, en narrauteur (fantôme d’auteur) et personnage principal, vous embarque en un tour du monde intérieur en 60 questions, en un tour de la question sans réponse, en une odyssée fantasmagorique, assavoir, et suivant une étymologie du mot « fantasmagorie » que l’auteur aime à rappeler et de laquelle se réclamer, en se réglant à « l’art de faire voir les fantômes par illusion d’optique » (orientation qui gouverne toute son odyssée d’auteur). Ainsi, au moyen d’un système ingénieux, délicat et subtil, Eric Poindron crée un monde étrange, au sens uchronique (un non-temps ancré dans un XIXe siècle gothique), et au sens où l’entend l’écrivain de romans graphiques Edward Gauvin, celui d’uncanny (mystérieux, troublant). Le présent livre tourne autour de la notion de l’étrange comme la terre tourne autour du soleil en pivotant sur elle-même, même mouvement pour ce livre ; qui est insolite, facétieux, déroutant, que son hybridisme rend délicieusement monstrueux ; et comme la terre autour du soleil pivotant sur elle-même : on revient au point de départ logiquement autant que mystérieusement. On ne peut proposer d’extraits de ce livre, c’en serait écorcher l’énergique mystère ; mais on peut en dire et affirmer la drôlerie.
L’auteur construit son livre avec le lecteur, s’appuyant sur une érudition fabuleuse, qui est une invitation au voyage, et au partage ; celle-ci exerce alors sur le lecteur une attraction céleste auquel celui-ci peut difficilement résister.
Cette érudition joyeuse, on la retrouve dans le livre de poèmes paru au Castor Astral, Comme un bal de fantômes : il n’y est pas un poème qui ne soit hanté par un auteur, un maître, un ami, une chose curieuse. Paradoxalement, en révélant les « fantômes bienveillants » qui le peuplent (s’« il y a des monstres qui sont très bons », disait Guillevic, Eric Poindron signifie mêmement à propos des fantômes), le poète ne cherche pas à enchanter, mais à faire voir, simplement, ou à faire entendre, d’où le choix d’une poésie prosaïque, sans effet rhétorique ou lyrique, plutôt conteuse et arpentant un imaginaire peuplé et cependant réel, car selon le poète, les fantômes existent. Ainsi, chaque poème est en quelque sorte un fantascope, et encore une fois, invite le lecteur/spectateur à se laisser prendre dans les lacis d’un monde (ir)réel. Si, nous l’avons dit, l’univers d’Eric Poindron est aux bords d’un univers gothique, « uncannique », mêlant fantastique et romantisme (selon la définition d’un étrange dictionnariste nommé Johann Conrad Schweizer : « étrange, inhabituel, merveilleux, tout ce qui sort de l’ordinaire ; merveilleusement agréable, pour ainsi dire envoûtant »), on notera qu’il est issu de séjours allers-retours en enfance. En effet, la part de l’enfance, chez Eric Poindron, est essentielle, parce qu’en ce temps de l’homme où l’émerveillement fonctionne à fond il a construit son univers durable ; « le poète est un enfant qui joue », écrit-il ; « L’enfance est un Yügen/Le Mystère ». (Le yügen(2) japonais approchant l’uncanny anglais révèle le cosmopolitisme de l’érudition voyageuse d’Eric Poindron). Sans nostalgie ni mélancolie, ou alors avec une nostalgie sans regrets et une mélancolie sans douleur, il retourne en des temps du jadis et du naguère, sur lesquels il règle son compas, réactive continuellement ses émerveillements, et les réactualise. On relèvera une filiation troublante avec le fantasmagoriste scientifique Etienne Gaspard Robertson (1), écrivant dans ses Mémoires : « Dès ma plus tendre enfance, mon imagination vive et passionnée m’avait soumis à l’empire du merveilleux ; tout ce qui franchissait les bornes ordinaires de la nature, qui ne sont, à différents âges, que les bornes de nos connaissances particulières, excitait en mon esprit une curiosité, une ardeur , qui me portaient à tout entreprendre pour réaliser les effets que j’en concevais »2, au point tellement qu’on pourrait bien imaginer Eric Poindron, sous influence de notre lecture, comme le fantôme de Robertson ; mais « un fantôme c’est secret ».
L’érudition joyeuse d’Eric Poindron est dans ce livre aussi une invitation ; à participer à son comme-un-bal, organisé « comme à la fête du fou et de l’âne ». Le poème-liste qui ouvre le bal du livre est à lire comme un carton d’invitation. Parmi les convives fantômes, on croisera de très nombreux écrivains, « une cohorte de joyeux camarades », parce qu’ils fascinent et attirent Eric Poindron, totalement habité par la littérature ; et il les cite abondamment, qui forment un immense palimpseste, mais parce que, lisant Eric Poindron, on croit deviner que la beauté est en palimpseste, mal visible, à deviner (ou fantasmer). En ce « bal », c’est en effet elle, la littérature, qui est l’invitée de marque, et l’amitié, qui propose les pas de danse. La littérature et l’amitié, chez Eric Poindron, sont liées d’une même couture.
Il n’est pas étonnant que la poésie d’un gardien de cabinet de curiosités soit un grand inventaire d’objets, de situations, de citations, d’expressions, de mots (« on emmagasine des mots pour qu’un jour/ils fassent de la voltige »), ni que chaque poème-fantascope soit une micro-histoire de fantôme. Les livres d’Eric Poindron ont cela de généreux qu’ils offrent une multiplicité de lectures, s’élèvent en faux contre l’érudition austère, universitaire, pompeuse et pédante, réveillent cette part d’enfance curieuse de tout, que nous enfouissons avec l’âge ; ils invitent à reconstituer chacun son cabinet de curiosité oublié.
Poète parce que faiseur de monde.
Jean-Pascal Dubost
1 Etienne Gaspard Robertson (1763-1837), Mémoires récréatifs , scientifiques et anecdotiques du physicien-aéronaute E.G. Robertson, T.1, chez l’auteur, 1831
2 « Le yūgen qui peut se traduire par la beauté profonde, la beauté mystérieuse ou le charme subtil, est un concept de l’esthétique japonaise appliqué aux arts, aux arts scéniques, à la littérature et à la poésie. Le yūgen renvoie à la compréhension et l’évocation nostalgique de la beauté mystérieuse du monde. » (source Wikipedia)
Eric Poindron
L’étrange questionnaire d’Eric Poindron
Les Venterniers & Le Castor Astral, 2017
128 p., 14,90€
&
Comme un bal de fantômes
Le Castor Astral, 2017
240 p., 17€