Edgar Bori : "La planète, un immense marché aux puces"

Publié le 25 juin 2007 par Titus @TitusFR
Certains comparent sa voix à Sylvain Lelièvre; d'autres citent plutôt Reggiani ou Lama. En réalité, l'auteur compositeur interprète québécois Edgar Bori a su imposer un style qui n'appartient qu'à lui ! Pourtant, rien ne semblait gagné d'avance pour ce "chanteur de l'ombre", dont le visage n'apparaît jamais sur les pochettes de disques, et qui se retranche, sur scène, derrière un masque. Certains s'en étonneront peut-être, mais comme vous le constaterez en découvrant l'interview qui suit, réalisée peu après la sortie de son tout premier album, Edgar Bori est un enfant du théâtre... Depuis notre rencontre, en 1994, Edgar Bori a poursuivi son bonhomme de chemin : pas moins de six albums ont vu le jour dans la foulée de "Vire et valse la vie", dont le fameux "Ce monde poutt poutt" publié au printemps 2006, que le quotidien Le Devoir a qualifié de "salutaire guide de survie dans un monde qui sent la catastrophe".
Ci-dessous, le très beau film d'animation réalisé par Stéphan Lorti sur la chanson "Ce monde poutt poutt", extraite du dernier album d'Edgar Bori :
Titus - Avez-vous le sentiment d'avoir été trop longtemps un secret bien gardé au Québec ?
Edgar Bori - Pas vraiment, parce qu'on a commencé seulement à compter de 1991 à écrire nos chansons et "Vire et valse la vie" est le premier album qu'on sort. C'est un jeune bébé. Pour nous, c'est le début seulement...
Titus - Ca paraît extraordinaire, parce que lorsqu'on vous écoute, on ne peut qu'être surpris de la maturité des textes, de la richesse des arrangements musicaux... Tout cela nous rend évidemment un peu curieux sur votre parcours. On va y venir, mais j'aimerais que vous nous disiez d'abord la place qu'occupe l'humour dans vos chansons.
Je pense que c'est difficile d'utiliser la tragédie pure pour exprimer des sentiments de désarroi ou de détresse. Alors, on essaie - je dis "on" parce qu'on est plusieurs auteurs ! - , on essaie toujours de garder le côté "drôle" des difficultés. S'il fallait tout prendre au pied de la lettre, je pense qu'on se coucherait dans nos tombes assez rapidement !
Titus - On dirait que c'est une forme de soupape qui permet de garder un sens dans un monde que vous dépeignez par ailleurs assez durement !
Exactement ! La seule façon pour moi de s'en sortir, c'est de garder un côté ironique. C'est peut-être des fois un peu noir, quand même...
Titus - Un peu cynique, aussi ?
Certainement, mais ça fait partie de moi. C'est la façon dont je me suis toujours exprimé. En accord avec les gens avec qui on écrit, on va dans le sens de ce qu'on ressent. On prend beaucoup de temps pour exprimer ces sentiments-là en quelques phrases. Des sentiments enfouis, cachés, profonds, qu'on essaye d'aller mettre en lumière. Car chacun a en lui-même des moments de questionnement... C'est peut-être notre premier album, mais on écrit des textes depuis toujours ! On vient du milieu du théâtre et on a toujours travaillé dans l'écriture et la musique, mais en coulisses. Jamais on n'avait pensé qu'un jour on ferait un album.... C'est un rêve, finalement, qu'on a décidé de réaliser.
Titus - Un rêve qui prend corps, effectivement, avec ce premier album dont on va parler, "Vire et valse la vie". On parlait d'humour à l'instant : vous semblez manier jeux de mots et calembours avec un certain ravissement...
Ca ne vient pas tout seul. Ca vient d'un goût qu'on a de s'assurer que chaque mot, chaque phrase, chaque idée, se marie à l'autre. Alors on travaille assez fort sur les textes, avec beaucoup de recul. Ca a pris quand même deux ans et demi ou trois ans pour sélectionner, travailler, fignoler ces textes-là, jusque dans les dernières minutes où les "ce", les "le", tous les articles prennent de l'importance. Jusqu'à ce qu'on soit en accord avec chacun des mots et chacun des sentiments exprimés. Le seuil d'exigence est élevé car il faut que ça plaise à nos oreilles, et il ne faut pas qu'on s'en tanne facilement ! C'est ce qui fait que les gens, lors d'écoutes successives, rédécouvrent des choses en explorant les différentes strates des morceaux.
Titus - Une chose m'a frappé : vos textes se lisent tout autant qu'ils se chantent ! On éprouve un certain plaisir à relire vos mots parce qu'on y découvre toutes les subtilités de la langue ! Est-ce l'écriture qui vous a amené à la chanson ?
Ecouter la réponse d'Edgar Bori, dans Calypso, sur CINN FM :


Ca s'est toujours fait. Depuis l'adolescence, j'ai toujours eu une guitare à la main ou la main sur le piano. J'ai fait des études de musique à Vincent-d'Indy. Tranquillement pas vite, j'ai fait mon bonhomme de chemin, mais ça n'était pas une façon de gagner sa vie ! A un moment donné, en approchant la quarantaine - puisqu'il faut tout confier -, je pense que le poids des choses a pris de la place et il a fallu se rendre à l'évidence que si je ne plongeais pas dans la musique et l'écriture, ce qui était mon dada, mon hobby, je ne pourrais pas être parfaitement heureux. Et ça commence à aller bien depuis qu'on a réalisé cet album !
Titus - Vous parliez de théâtre précédemment... Pouvez-vous nous dire ce que vous y faisiez ?
J'étais dans les coulisses, essentiellement... J'ai été producteur; j'ai fait de la production de spectacles dans les théâtres d'été. J'ai été élevé dans une famille où les amis étaient issus du théâtre. J'ai été longtemps dans les coulisses à faire de l'éclairage, de l'assistance à la mise en scène. Toutes sortes de positions qui ne mettaient pas mon nom en évidence. Je n'ai jamais voulu être à l'avant plan ni au premier plan. J'ai aussi fait de la scène, un petit peu, mais ce côté-là, j'en parle moins parce que je n'étais pas vraiment intéressé ou stimulé. En fait, j'avais un grand problème à prendre du plaisir sur scène. Par contre, de l'autre côté du rideau, j'étais très à l'aise. Mais avec les années qui passent, on finit par accepter qu'un jour, il va peut-être falloir montrer le bout de son nez ! Je me suis dit qu'on allait commencer par faire un album. On va maintenant le faire entendre aux gens et on va bâtir, autour de ça, un personnage qu'on va habiller et qu'on va mettre sur scène...
Titus - Il y a aussi un côté chroniqueur de la vie quotidienne dans vos chansons, non ? On peut prendre l'exemple de "Marché aux puces"... Vous avez un grand sens de l'observation.
Ce sont des choses qui nous frappent. Si on parle de cette chanson-là, je me souviens du jour où je suis allé pour la première fois dans un marché aux puces. Je crois que ça a été la chanson la plus simple à faire sur l'album. C'est une description pure et simple, "à la Bori", avec cette façon que j'ai de jouer avec les mots. J'y évoque les sentiments des gens qui sont là pour l'argent et qui troquent les illusions d'amitié avec les affaires. J'accompagnais une amie qui cherchait une paire de lunettes de soleil. En arrivant là, je suis tombé à la renverse : ça n'avait aucun bon sens et c'est l'impression qui m'est restée. On a quand même essayé d'y ajouter une autre dimension. Le marché aux puces, on peut l'appliquer à toute la planète, finalement, si on regarde de plus loin...
Titus - Vous rappelez-vous du jour où vous avez touché un instrument pour la toute première fois ?
J'ai commencé au piano vers l'âge de 7 ans. J'ai fait trois années de musique à l'école de Vincent-d'Indy. Mais la rigidité de l'enseignement à ce moment-là était trop grande pour moi. J'aimais mieux aller jouer avec des amis. J'ai fait du violon par la suite, pendant deux ans. C'est ce qui a constitué ma formation musicale à la base. Adolescent, j'ai ramassé la première guitare à six cordes qui traînait dans un coin, et j'ai commencé, comme beaucoup, à gratter ça et à participer à des tournées avec des amis qui faisaient de la musique. J'ai commencé à composer à ce moment-là... Tout le long de ma vie sociale, la guitare et le piano m'ont toujours suivi. J'entassais des chansons, des refrains sur des papiers ou des cassettes. A un moment donné, je me suis dit qu'il était temps de les réaliser... Le chemin a pris du temps. C'est seulement au milieu de la trentaine que j'ai décidé de terminer plusieurs chansons qui étaient inachevées.
Titus - On a beaucoup parlé de vos textes, mais peu finalement, des musiques que vous composez. Pourtant, elles méritent tout autant qu'on s'y attarde : vous semblez avoir le goût des variations car chaque chanson est une mosaïque de couleurs, de rythmes, de refrains, et vous n'hésitez pas à varier les genres...
Ca vient en même temps qu'on écrit les mots. Malgré mes études de musique, je n'ai pas de grandes facilités à écrire des partitions. Alors, on s'est muni d'un studio doté d'un échantillonneur de sons qui est un bon outil pour un créateur solitaire. Ca permet de se bâtir une orchestration intéressante. Un peu à l'image d'un disque que j'ai beaucoup entendu quand j'étais petit, "Pierre et le loup". On s'est laissé porter par les sons qu'on découvrait : ceux qu'on aimait, ceux qui se mariaient bien avec nos propos... En fait, notre musique se veut comme un éclairage pour les textes. C'est une manière de mettre les mots en lumière, d'enrober les phrases importantes et les couplets. Même s'il faut bien sûr laisser la place aux mots !
Titus - Beaucoup de chanteurs à texte ont tendance à sacrifier la musique au profit du texte, mais dans votre cas, c'est vrai qu'on observe une alchimie étonnante, pour ne pas dire détonante, entre les mots et la musique !
On y va avec l'émotion du moment. On écrit les textes, on les corrige et on les travaille au fur et à mesure. Souvent, si je prends la deuxième plage, "Urbain", on part d'une histoire qu'on déroule. Et tout en la faisant, de phrase à phrase, on écrit la mélodie et on l'enrobe immédiatement. C'est pas prendre un refrain comme "Au clair de la lune", et ensuite écrire des arrangements complets. C'est très difficile pour nous de faire ça. On fait tout en même temps et c'est peut-être pour ça que ça se tient ! Mais si on avait été soumis aux exigences du marché par une compagnie de disques désireuse de faire rapidement des sous avec le produit, on n'aurait pas pu travailler comme ça ! Quand on soumis des démos à des compagnies, toutes nous ont dit que ça avait de la valeur, mais que ça n'aurait pas d'impact sur le marché...
Titus - Ca a dû être frustrant pour vous, non ? Après tout le travail effectué...
A ce moment-là, on a décidé de produire à compte d'auteur... Au dos de l'album, on publie une liste de remerciements : il doit y avoir une centaine de noms de personnes qui nous ont épaulés pour couvrir les frais de la réalisation de l'album et de la mise en marché. Ce qui est arrivé, étrangement, c'est que quelques stations de radio, comme la vôtre par exemple, ont commencé à diffuser l'album et il y a eu une réponse du public ! Et ne serait-ce qu'à Québec, il y a eu 500 copies de l'album à s'arracher très rapidement sans véritable promotion.
Ecouter la réponse d'Edgar Bori dans Calypso, sur CINN FM :


Le bouche à oreille a été rapide. Les gens ont aimé ça. Et c'est à ce moment-là que les grosses compagnies, se faisant un peu damer le pion, se sont dit que si un seul disquaire en vend 500 copies sur une période de deux mois, c'est que quelque chose est en train de se passer avec ce produit-là ! De fil en aiguille, la petite vente souterraine a fait son chemin et les compagnies de distribution nous ont approchés pour signer notre produit. Nous avons maintenant un contrat pour trois albums. En fin de compte, c'est le public qui décide ! C'est intéressant de voir qu'il y a, au sein du public, des gens qui s'ennuient des chansons à texte, comme nous on s'ennuie d'ailleurs, c'est pour ça qu'on a voulu faire ça... Moi, j'ai été élevé avec Brel, Brassens, Ferré, beaucoup de chanteurs français en plus de tous les chanteurs québécois bien sûr, Charlebois, Vignault, Léveillé ! Donc, c'étaient des chansons où on s'accrochait aux paroles et à l'histoire. On les vivait de l'intérieur. Aujourd'hui, la musique a pris beaucoup de place, et je comprends que la voix du chanteur est devenue comme un autre instrument dans l'orchestration et les mots finalement, dans les chansons qu'on entend couramment à la radio, sont des chansons dont on voit facilement le bout après quelques écoutes...
Titus - Dans certaines critiques, on a comparé votre style musical au cabaret ou au répertoire musical du cirque. Vous y voyez quelque chose de conscient ?
Oui, le cirque m'a toujours fasciné. Les clowns, les trapèzes, les éclairages; la féerie, finalement... A l'intérieur d'un chapiteau, on se promène à travers toutes sortes de mondes : les éléphants, les dompteurs... Mais je reviens aux clowns et aux côtés absurde ou triste que les clowns véhiculent... Dans notre histoire du personnage, Edgar Bori, c'est un gars qui a passé longtemps le balai sur les pistes où les éléphants ont donné leur numéro. C'est lui qui balayait la poussière après que la foule ait quitté le chapiteau...
Titus - C'est très beau, ce que vous dites... Ca rejoint ce qu'on disait sur l'humour. C'est vrai que le clown est un personnage rocambolesque sur scène; il peut être aussi le personnage le plus triste du cirque, non ?
C'est des personnages, comme beaucoup de gens dans le milieu du spectacle, qui après leur spectacle sont très seuls. La médaille a toujours son revers, et le cirque, c'est ça aussi ! C'est à la fois la féerie et la misère que les gens du cirque ont vécue à travers les temps. Sur la jaquette de notre album "Vire et valse la vie" (ci-contre), le lettrage de Bori a été fait à l'image du cirque "Barnum & Bailey".
Titus - Vous utilisez des instruments qui ne sont pas utilisés, à proprement parler, par tous les chanteurs contemporains : xylophone, hautbois, tuba, accordéon. Le mélange crée une ambiance intéressante...
Oui, j'ai toujours aimé les orchestres ambulants, comme ceux du cirque ou du théâtre, avec des hautbois, des tubas, des trombones... Ils ne sont pas là en permanence, mais ils sont là pour créer des climats, des atmosphères bien intéressantes. On voulait pas traîner avec nous une orchestration, un "band" de quarante musiciens. On utilisera un échantillonneur... Lorsque nous présenterons nos chansons sur une scène, le spectacle s'orientera davantage vers la forme d'une revue musicale; il s'apparentera plus au milieu du théâtre qu'à un one-man show avec un micro et tout un orchestre sur scène ! Chaque chanson sera une scène, une section du spectacle qui sera représentée dans un monde imaginaire...
Titus - A plusieurs reprises, vous avez mentionné que vous travailliez en équipe. J'ai noté les prénoms de Gustave et Gaspard, qui reviennent à plusieurs reprises, à la fois pour les textes et la musique... Ce sont des coéquipiers ?
Tout à fait ! Au tout début, quand j'ai décidé de soumettre les embryons de textes et de musiques à des amis, je voulais pas les chanter moi-même. Alors, je suis allé voir des gens pour essayer de me trouver un chanteur, finalement. Et c'est là qu'on m'a dit : "Mais, non, il faut que tu les chantes !" Et là, on s'est mis à travailler avec ces gens-là qui m'ont conseillé, des gens en qui j'avais une grande confiance : un metteur en scène et des comédiens de métier... Ces gens-là ont utilisé des pseudonymes, les prénoms de Gustave et Gaspard, pour masquer leur identité réelle puisque, dans le monde du théâtre, lorsque vous êtes identifié à un auteur, les offres de rôle se mettent à disparaître comme par enchantement. Les gens ont tendance à cataloguer les écrivains comme des écrivains, les auteurs comme des auteurs, et les comédiens comme des comédiens. C'était donc la raison. Sans compter qu'il était plus facile, aussi, pour ces gens-là, d'écrire des choses qui font parfois mal sans pouvoir être identifié... C'est un phénomène étrange, mais les gens qui sont habitués à passer par un personnage pour dire des choses se sentent plus à l'aise de cette façon... C'est pourquoi vous ne connaîtrez pas l'identité réelle des vrais auteurs avant un certain temps. On s'est dit : "Laissons durer le suspense et amusons-nous. On ne fait pas ça pour agacer les gens non plus ; on fait ça pour avoir du plaisir !
Ecouter la bande annonce de l'émission Calypso consacrée à l'interview d'Edgar Bori :


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