Peut-on, faut-il, résister à l'appel des images ?

Publié le 27 mars 2018 par Fmariet

Catherine Chalier, l'appel des images, Actes Sud, 2017, 90 p. 10 €
Le point de départ de la réflexion de Catherine Chalier est la deuxième des "dix paroles" (haseret hadibrot que La Septante traduit en grec par dekalogos (δεκάλογος, décalogue) ; au mot "parole", certaines traditions ont préféré, peut-être à tort, le terme de "commandements", "Gebote") : "Tu ne te feras d'idole (pesel), ni une image (temouna) quelconque de ce qui est en haut...", à quoi s'joute, en apparence contradictoire, mais réaliste : "Tu ne te prosterneras pas devant elles, tu ne les adoreras pas...".
Suivons l'analyse de Catherine Chalier, professeur de philosophie et hébraïsante : la Septante traduit en grec l'hébreu pesel (sculpture) par eidolon (εἴδωλον, idole) et l'hébreu temouna par homoioma (ὁμοίωμα, ressemblance, likeness). En anglais, "you shall not make yourself a carved image". Dans la traduction de Martin Luther : "Du sollst Dir kein Bildnis noch irgendein Gleichnis machen...". Le texte de la Torah est clair, précis : "une image pour toi", pour ton propre usage. Le texte "prohibe la représentation des vivants représentation associée d'emblée à l'idolâtrie", commente Catherine Chalier. Plus loin, elle approfondit : "l'interdit qui porte sur les sculptures et les images vise d'abord à empêcher d'aimer la servitude". Prudence !
Les images fabriquées aveuglent les humains, les empêchant de percevoir l'essentiel, qui ne se voit pas ; ainsi peut-on résumer simplement l'appel des images. Les images détournent de l'invisible, elles captivent, hypnotisent, fascinent : tout le contraire d'une pensée libre donc, le signe-même d'une "servitude volontaire", où l'on peut reconnaître l'inféodation aux célébrités de toutes sortes, politiques, sportives... et la participation enthousiaste à leur célébration. Divertissement (Pascal) !
Des images inscrites, peintes sur des supports (médias), Catherine Chalier passe aux images rhétoriques, images mentales, allégories, métaphores, puis aux visages. Au lieu de s'abîmer dans toutes sortes d'images, il faut se tourner vers les visages, se livrer à "l'épiphanie des visages", selon l'expression d'Emmanuel Lévinas dont la philosophie inspire Catherine Chalier. "Visage, déjà langage avant les mots", souligne encore Emmanuel Lévinas. Les mots ? Des images que l'on colle sur les choses, "des étiquettes", disait Henri Bergson. Ce à quoi s'épuise et se réduit, pour l'instant, la reconnaissance d'images, dont celle des visages (facial recognition), à l'aide de techniques de deep learning. 
Le texte biblique des "dix paroles" peut enclencher une réflexion féconde sur l'environnement d'images dans lequel s'emprisonne notre société. "Ecran", mot à double sens, à la fois, ce qui masque et ce qui montre. Montrer pour mieux cacher ?
Prétention pénible des images innombrables diffusées par les réseaux d'information. Tohu-bohu d'images et de commentaires, inflation de bruits qui courent. Saturation de l'espace physique et mental qui ne laisse pas le temps de réfléchir, vain "appel des images", selfies et "influenceurs, likes et followers. Les images bloqueraient le "désir d'invisible" dont Emmanuel Lévinas écrit qu'il est "désir métaphysique" ; ainsi commence Totalité et infini, son ouvrage majeur. Au désir d'infini correspond "l'introduction du nouveau dans une pensée, l'idée de l'infini- voilà l'œuvre même de la raison". De l'image à l'irrationnel, de l'invisible à la raison : la boucle est bouclée...
Le présent, ses mots et ses images, éloignent l'invisible, le remettent sans cesse à plus tard, indéfiniment. On ne peut que penser à ce qu'écrivait Henri Thoreau à propos des médias, de l'emprise du visible et des faits divers : "Read not the Times, read the Eternities. [...] Knowledge does not come to us by details, but in flashes of light from heaven.” ("Life without principles", Atlantic Monthly, 1863).
Commentaire méticuleux, précis, lecture mot à mot, stimulante. C'est par là que commence Catherine Chalier, c'est là qu'elle est la meilleure ; les dernières pages, consacrées à la peinture, semblent, à mon avis, moins convaincantes.
Comment résister à l'appel des images sans l'ignorer ? Catherine Chalier reste muette sur ce point. Pourtant, c'est là qu'on l'attend, après l'avoir lue. Faut-il comme Ulysse en proie aux sirènes s'attacher pour ne pas succomber, ou se fermer les yeux ? Au moins, puisqu'image il y a, ne pas "se prosterner", ne pas "adorer"....
Ce tout petit livre demande à être lu, relu, et médité longuement par les spécialistes des médias et des technologies des images.
Références
aseres hadibros, The Ten Commandments, translation and commentary by Avrohom Chaim Feuer, New York,  Mesorah Publications, 1981, 1998
Les dix paroles, Paris, sous la direction de Méïr Tapiero, Les éditions du Cerf, 1995, 608 p.
Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, 1961

MediaMediorum : "le mentir-vrai des photographies"