(Note de lecture) Ceija Stojka, "Nous vivons cachés", par Vianney Lacombe

Par Florence Trocmé

Ceija Stojka : parce que née rom


Nous vivons cachés rassemble des récits écrits par Ceija Stojka en 1988 et 1992, enrichis de deux entretiens de l’auteure avec la documentariste Karin Berger, qui a accompagné Ceija tout au long de son travail de mémoire. Née en Autriche dans une famille rom, Ceija Stojka est déportée avec toute sa famille dans plusieurs camps de concentration pendant la guerre et elle est délivrée en 1945 par les Anglais avec sa mère et quatre de ses frères et sœurs. C’est ça le monde ? est le récit de la déportation de cette petite fille, écrit quarante ans plus tard par l’adulte qu’elle était devenue et dont personne dans sa famille ne comprenait la démarche. Elle dit elle-même que lorsqu’elle a commencé à écrire ce récit, « les souvenirs me sortaient en trombe. Après je me suis dit : voici la vérité, tout est accompli. » Le ton du livre est donné : il s’agit de raconter ce qu’a vu et ressenti une enfant d’une douzaine d’années, condamnée à disparaître dans les camps de la mort, parce que née rom. Elle n’a rien oublié. L’écriture permet à Ceija de nommer les atrocités subies par la petite fille qu’elle était, et elle trouve dans le langage le moyen de donner forme à ce chaos dans lequel elle avait été précipitée. Elle s’appuie sur la vue de ce qu’elle a vécu pour nourrir son travail d’écriture avec les sensations d’une petite fille de douze ans, et ce témoignage est d’autant plus fort que nous restons toujours à la hauteur des yeux de cette enfant qui subit la violence des évènements et nous les restitue habillés d’uniformes, de bottes, de mitraillettes, blocs de cruauté qui ont pouvoir de vie ou de mort sur les prisonniers des camps de concentration. Chaque instant vécu par Ceija est une lutte perpétuelle pour la survie, et c’est de l’intérieur de chacun de ces instants qu’elle nous décrit la vie des camps avec l’intensité terrible de celle qui peut disparaître dans la minute suivante et qui donne à ce qui l’entoure une éternité fugace dont elle garde la mémoire. Ce que nous fait voir Ceija Stojka dans ce récit, c’est la distance qui nous sépare de là-bas, où elle est encore, où elle ne sait pas si sa mère sera encore là demain, où son petit frère meurt du typhus ; elle nous montre ce qu’il est insoutenable de faire subir aux enfants, elle le subit, elle n’arrête pas de nous fournir des détails de sa sincérité, elle ne peut pas abandonner l’enfance qu’elle a vécue sans nous la redonner entière.
Voyage vers une nouvelle vie est le récit du retour à la vie normale de cette famille rom dans l’Autriche d’après-guerre, les difficultés de réinsertion, les vexations, les humiliations, mais aussi le bonheur de ne plus être cette enfant qu’elle avait été, mais une femme libre qui s’éloigne peu à peu de la guerre et des souffrances dont personne ne voulait plus parler, mais que Ceija ne pouvait oublier.
Les entretiens avec Karin Berger permettent de mieux connaître les difficultés qu’elle a dû affronter au sein de la communauté rom pour faire accepter ses écrits, volés sur le temps où elle devait s’occuper de la maison, parce qu’il n’était pas acceptable qu’une femme se soustraie à ses obligations familiales pour des gribouillages. Parallèlement à ce travail de mémoire dans l’écriture elle développe un travail de peinture dans lequel elle peut insérer, au milieu des horreurs subies, son amour de la nature, des grands ciels d’hiver, et de l’herbe qui pousse au pied des cheminées des fours crématoires. Cette humanité est sensible dans le cahier central dans lequel nous voyons des photographies de Ceija et de ses proches, extraites des archives familiales, ainsi que celles de Ceija Stojka elle-même, grande artiste, grande vivante, grande femme.
Vianney Lacombe
Ceija Stojka
Nous vivons cachés
Récits d’une Romni à travers le siècle
Traduit de l’allemand(Autriche) par Sabine Macher
Suivi de deux entretiens et un essai par Karin Berger
Editions isabelle sauvage
296 pages, 27€
Exposition Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle
La maison rouge
10 bd de la Bastille 75012 Paris
Du 23 février au 20 mai 2018
Lire deux extraits de ce livre