Une mutation analogue se produisait dans l'Église, sur le plan social, en permanente action réciproque avec le débat et la mutation théologiques. Depuis quinze siècles, c'est-à-dire depuis l'édit de Milan de Constantin en 313 et le décret de Théodose à Thessalonique en 380, rendant le christianisme obligatoire, dernier recours pour essayer de surmonter la crise de l'Empire romain, la liaison était demeurée étroite entre l'Église et le pouvoir d'État. La « chrétienté », c'était, en outre, le bloc constitué entre la religion chrétienne et la civilisation occidentale. Si la dissociation de la foi chrétienne et de la culture occidentale commence à peine à s'opérer en 1979, la dissociation entre l'Église et l'État a commencé à se dessiner dès le 19esiècle lorsque la chrétienté fut disloquée par les « nationalités ». La dernière affirmation fracassante du constantinisme fut celle du Concile du Vatican I en 1869. Dès la fin du xixe siècle commencèrent les tentatives de créer une « nouvelle chrétienté » dans une société officiellement séparée de l'Église. Ces efforts se déployèrent sur tous les plans : sur le plan économique
avec la fabrication d'une « doctrine sociale » de l'Église et la constitution de « syndicats chrétiens » ; sur le plan politique avec la fondation des partis de « démocratie chrétienne » ; sur le plan de l'éducation avec la défense des « écoles confessionnelles ». Après la mort de Pie XII, en 1958, et surtout après la fin du Concile du Vatican II, en 1965, expirent les rêves d'une « nouvelle chrétienté» :les syndicats « chrétiens » refusant de plus en plus l'étiquette confessionnelle, les épiscopats de France et des États-Unis étant de moins en moins décidés à investir dans l'enseignement privé, et les partis de démocratie chrétienne se sabordant, comme en France, ou se corrompant comme en Italie et en Allemagne. La faillite de la démocratie chrétienne fut déclarée là où son action avait été la plus évidemment néfaste, à Santiago du Chili, lors de la première rencontre des chrétiens pour le socialisme en 1972. Sur tous les plans — scientifique, philosophique, théologique, social et politique —, le terrain est désormais passablement déblayé en ce dernier quart du xxe siècle pour que s'opère une mutation beaucoup plus radicale. Il s'agit de prendre conscience que ce que l'on appelle « crise de la foi » est en réalité une crise de la culture dans laquelle s'exprime cette foi : la culture occidentale gréco-romaine. C'est ce qui s'est exprimé par exemple avec force en Afrique au colloque théologique de Dar-es- Salam en 1974 et à celui d'Abidjan en 1977, et, sous des formes propres à chaque continent, en Asie et en Amérique latine. Il s'agit de passer d'une théologie dogmatique (c'est-à-dire tenant pour acquis l'essentiel des dogmes chrétiens) à une théologie fondamentale (c'est-à-dire faisant surgir des besoins actuels profonds des hommes l'interpellation de la foi) à partir de cette certitude première qu'il n'est pas possible de parler de Dieu sans parler de l'homme et sans agir pour lui, et qu'il n'est pas possible de parler de l'homme sans parler de Dieu et sans agir par lui. Inverser ainsi la démarche traditionnelle fondée sur un rationalisme dogmatique infirme, c'est ne plus procéder de cause en cause, mais de projet en projet, non de « comment » en « comment » mais de « pourquoi » en « pourquoi », de fins subalternes à des fins plus hautes. C'est une démarche non moins « rationnelle » que la première (ne la contredisant pas, ne la méprisant pas et n'entrant jamais en interférence avec elle), mais portant sur nos buts et non sur nos moyens. Ne se contentant pas d'expliquer mais conduisant à prendre des décisions pour changer le monde. C'est, sous un autre aspect, la reprise de la distinction faite par Marx entre expliquer le monde et le changer. C'est le passage de la technocratie au prophétisme, c'est-à-dire à la volonté de confronter toute institution et toute action à sa fin. Notre actuelle intelligence utilitaire et technicienne, fabricante d'ordre et de domination sur les choses et sur les hommes, s'est forgée dans une lutte plusieurs fois millénaire pour l'existence, pour l'adaptation aux choses, pour la maîtrise et la manipulation des choses, à travers essais et erreurs. Elle était, et elle demeure, absolument nécessaire à la survie de l'homme. Mais, seules nos sociétés occidentales depuis la Renaissance ont réduit la raison à cette unique fonction. Une telle réduction et un tel postulat conduisent inévitablement à extrapoler abusivement le déterminisme, indispensable à une action efficace des sciences et des techniques sur la nature, à un déterminisme généralisé, débordant la nature et les visées que nous pouvons avoir sur elle, pour leur faire régir nos rapports avec les autres hommes et avec notre propre avenir. C'était nous replacer sous le joug d'un nouveau destin, rien ne pouvant plus surgir qui ne soit la résultante ou le produit de causes ou de lois déjà existantes et faisant, par postulat, abstraction de toute possibilité future de l'homme d'inventer ce qui n'est pas dans le prolongement du réel tenu pour un donné immuable. Partant du postulat de ce déterminisme généralisé, « on n'a plus le choix, dit Martin Buber, qu'entre l'esclavage volontaire et la rébellion inutile». Et si nous partions d'un postulat rigoureusement inverse de celui du déterminisme généralisé, pleinement conscient d'être un postulat : je ne suis pas nécessairement asservi à mes conditionnements, je suis capable de rupture et, comme tel, responsable de ma vie et de mon histoire ? Assurément, c'est aussi un postulat, mais, tout comme le postulat du déterminisme est vérifié par tous les succès des sciences de la nature, n'est-il pas vérifié par l'existence quotidienne de la vie et l'expérience millénaire de l'histoire ? Est-il vrai, oui ou non, que je ne suis pas nécessairement communiste si je suis ouvrier ou fils d'ouvrier, ou réactionnaire si je suis un « fils à papa » ? Marx lui-même était fils d'un petit bourgeois et Engels d'un grand bourgeois. Est-il vrai, oui ou non, que je ne me précipite pas, par un tropisme irrésistible, vers les attrape-nigauds du Salon de l'Automobile et des autres drogues qui me sont offertes ? Et que de ces ruptures sont faites mon caractère et ma personnalité. Est-il vrai, oui ou non, que l'histoire humaine, n'était pas programmée tout entière dès l'origine, pas plus que ma propre vie en ce qu'elle a de spécifiquement humain ? Elle aussi s'est faite à coups de ruptures, de révolutions, d'inventions scientifiques ou techniques, de créations artistiques, d'utopies et de prophétismes. D'où nous vient la force de ces ruptures, le pouvoir de ces créations, de cette émergence « poétique » du radicalement neuf dans notre vie et dans notre histoire ? Déjà ce qui me caractérise, non pas comme individu refermé sur lui-même et séparé des autres par un vide, mais comme personne, c'est la rupture avec cette insularité artificielle, c'est l'ouverture à l'autre. Comme l'écrit Martin Buber : « Au commencement était la relation... L'homme devient un " je " au contact d'un " tu " 2 2 . » Avec cette rupture et cette ouverture commence l'existence proprement humaine à la différence de celle de l'objet : débordant toute existence limitée, elle est négation des limites de l'individu qui la nie. Négation de la négation. Mais négation aussi de toute autre limite qui morcellerait l'unité fondamentale de la communauté des personnes, et, par là même, les détruirait. La communauté dans laquelle la personne prend sa réalité propre et son sens ne saurait être une communauté partielle. Elle ne peut pas être conçue à l'image des institutions profanes : tribus ou empires, cités ou nations, sectes ou églises. Car ce qui caractérise toutes les « institutions », c'est d'avoir une finalité limitée : réalisation d'une tâche d'irrigation, de construction, de défense, d'éducation, d'ordre intérieur, de conquête ou d'expansion. De là découlent leurs caractéristiques fondamentales : organisation hiérarchique et délégation de pouvoirs, avec tous les dogmatismes que sécrètent de tels appareils pour justifier leur reproduction et leur maintien. Ces institutions ont, par exemple, engendré des théismes en créant des dieux à leur image : ceux des pharaons divinisés ; ceux des tribus d'Israël établissant avec leur Dieu des rapports de crainte, des rapports de maître à esclave ; ceux des empereurs romains, portant le titre, repris après eux, de Pontifex maximus (Souverain pontife) ; ceux des nations sacralisées ; ceux des monarchies de droit divin, des saintes alliances ou des démocraties chrétiennes. Il ne suffit pas, pour échapper à ce cercle, de transformer un dieu de l'ordre en un dieu du mouvement, de sacraliser les révolutions après avoir si longtemps sacralisé les contre-révolutions. On ne sortira pas des théologies dogmatiques simplement en remplaçant Constantin par Che Guevara. On ne sortira pas ainsi des théismes fabriquant des dieux à l'image des sociétés partielles qui les sécrètent : des dieux pour conservateurs et des dieux pour rebelles. Par contre, remontant de fins partielles en fins plus hautes, nous prendrons conscience de la contradiction à la fois la plus tragique et la plus exaltante de notre existence : si loin que je progresse, je n'arrive jamais à une certitude première, à une fin dernière ni à aucun principe primordial contraignant. Et, en même temps, je ne puis accepter ce cheminement sans fin, car je dois agir ; je suis donc obligé de prendre une décision, de faire un choix, et de reconnaître en lui un postulat. Oui, un postulat. Un vrai. Au sens où l'on parle du postulat d'Euclide ou du postulat de Riemann. Ce n'est pas une décision ou un choix arbitraire, irrationnel ; c'est un principe que je dois poser pour assurer la cohérence de ma pensée et de mon action. Toute pensée et toute action se fondent sur un postulat : celles de l'athée comme celles du « croyant », du « libéral » ou du révolutionnaire, celles de la science comme celles de la foi. La différence, c'est que les uns ont conscience de leurs postulats, les autres non. Ceci doit être clair : n'avoir pas conscience de ses postulats, c'est le dogmatisme. En avoir conscience, c'est la foi. Aucune prétendue rationalité absolue ne peut nous enlever cette responsabilité. Le fascisme n'est pas « illogique ». Il n'est même pas « illogique » de vouloir la destruction totale des hommes et de leur planète. Nous sommes pleinement responsables de ce choix, comme des choix opposés. Il peut m'arriver de m'arrêter trop tôt dans ma recherche des fins, de réinstaller dans des fins limitées : Mon pays au-dessus de tout ! Hors de l'Église pas de salut ! Le Parti a toujours raison ! Ce sont des décisions, des choix avant-derniers, c'est-à-dire refusant de confronter l'institution à ses fins. Ce dogmatisme nationaliste, clérical, stalinien, ou je ne sais quel encore, me donne une certaine sécurité, une bonne conscience. Il me demandera des sacrifices réels, je dirais même respectables comme tels. Je me suis fait ainsi un absolu à ma taille : l'argent, la nation, la classe, la race, le parti, l'Église, la secte. Un inquisiteur pousse en moi. Car si je détiens une vérité absolue, achevée, quiconque conteste cette vérité est un malade, et sa place est dans un hôpital psychiatrique, ou bien un rebelle conscient qui refuse cette vérité absolue, et il est juste de le diriger vers la prison
ou la potence. Roger Garaudy; "Appel aux vivants", extrait. A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Roger Garaudy