Les écrivains voyagent et savent voyager, lisant Olivier Domerg, on se dit, on aimerait avoir — ses yeux —. Greffe minute. OD organise. Il a un côté « tour opérateur » : réservation, vérification des bagages, enregistrement, plan de vol, itinéraires, entre les passages obligés et les chemins de traverses, les marches forcées er les pauses, les attentes, les observations. Il y a toujours un enquêteur qui sommeille en chaque écrivain, un goût des indices et des empreintes. Alors quel prétexte pour s’autoriser à écrire, à laisser une place dans les airs ? Le paysage. Le paysage comme suspect numéro un ?
OD sait voir, l’œil instantané, et il considère le paysage comme une épreuve, forme de défi, comment le décrire pour vivre à côté, en bonne intelligence avec, puis, de temps à autre, y prendre part, y apparaître, accessoire au détour par exemple d’un souvenir, d’une prise de vue de Brigitte Palaggi.
OD éprouve le paysage, lui fait passer des tests grandeur nature, le vérifie sur place, il voit grand, il voit New York, la ville-cliché. Comment s’en sort-il ? Amusé et non pas au musée (comme il serait lui-même tenté de l’écrire, ayant un goût prononcé pour les dérapages). D’une ville maîtrisée, dessinée, projetée, connue d’avance, il nous donne des vues, il nous donne vue sur New York et, comme les écrivains sont, non des visionnaires, mais des voyeurs, disons une fois la vérité, OD nous rend la vue et nous en sommes tout excités.
Le livre se compose en quatre parties : Prologue (Sas) 14 p., Action ou texte (N.Y. littéral) 88 p., Epilogue ou finale (Ce qui te reste de New York) 34 p., Notes (Treize photographies ou temps de prose) 13 p. La mise en page et la typographie jouent un rôle dans la lecture du texte, mais je ne m’y attarderai pas. Dire seulement qu’elles ajoutent une élégance au texte, une forme de clin d’œil, mais n’entravent pas la lecture, le texte est toujours accessible, on sait où lire, on suit le guide.
On sera entre le 14 et le 26 mai 1997. Ou la grande fabrique des alibis. OD s’envole, traverse le ciel et voit le sol défiler, se dérober, disparaître dans les nuages. Marignane, Munich, New York. Classe plein-ciel. Moyens et grands courriers. On est à son bord. Monologue extérieur. Quadrillage, cartographie, mise en regard, on est à mille, deux milles pieds. On flotte. On frotte : turbulences et orages vus de haut. OD prend en note tous les orages et trouve les mots justes, ne s’étale pas, n’en fait pas des tartines. Il est français, alors à peine arrivé chez les Anglo-Saxes, il se fait rappeler à l’ordre, n’ayant pas respecté le marquage au sol et autres passages protégés. Il doit tout déclarer.
OD connaît Ponge, connaître c’est savoir ce que l’on doit et prendre sa liberté. OD connaît Perec, connaître c’est revenir sur les pas d’un autre et garder vivante la mémoire. OD ne parle pas de Cendrars, écrivain, journaliste, voyageur, manchot adroit, touche-à-tout un peu oublié, qui pourtant sous des grandes tirades lyriques a su croquer son temps et reconnaître ses peintres contemporains. OD a deux bras mais ne parle pas de Cendrars, mais j’en avais envie et je me prive de rien.
Les parties du livre se répondent, à l’intérieur même d’une partie se trouvent des échos, des variations, des mini-événements et des grandes lames de fond, on est porté par son regard, on est parcouru de son New York. Le langage du mouvement, des errances, des promenades et des visites, le langage du métal, du verre et de la pierre, le langage de l’architecture, des structures, du flux, briques, ponts, escaliers, fenêtres, rues, avenues, seuils, transparences, disparitions, jardins publics, s’y reposer, s’y retrouver, s’y détendre. Jeu des respirations. OD s’exerce, comme les grands musiciens s’échinent à s’échauffer, à se mettre en jambes, à inventer des gammes. Tout est déjà musique, contribue à constituer un ensemble, à faire ensemble. Ses notes sur le vif ont emprisonné de ces bulles d’air, détails mémorables, éclairs volés à la routine des rues, des passants.
Ma préférence va à la partie Ce qui te reste de New York, mais cette partie ne pourrait être préférée si l’on avait lu avant Sas et N.Y., littéral qui nous y préparent, nous y amènent. Ce qui te reste de New York, c’est le regard en arrière, la réflexion, le retour, entre réflexion et pondération, distance et regret. L’impression que tout s’échappe, qu’il faut la répétition pour tout ranimer encore une fois, se convaincre d’avoir bien été présent, alors il n’est plus seulement question de l’acuité du regard, de la pertinence de l’expression, de l’habileté de l’écrivain qui tourne sa phrase, la fait briller, mais d’une forme de dialogue de l’urgence, voix intérieure, une intimité brute, sans fard où tout ce qui reste est tout ce qui reste et que cela fait peu, mais que l’on chérit ce peu, et qu’au final, on avait peut-être été un peu aveuglé par cette abondance, ce faste, ces lumières, ces immensités, et que nous restent seulement des bribes, des insignifiances qui peuvent émouvoir, justement parce qu’elles ne sont pas trop chargées de sens, non saturées de discours, pas épuisées par le regard des touristes et des films.
Les treize photographies de Brigitte Palaggi, en fin de volume, fonctionnent comme. Comme des citations du texte, on fait des rapprochements, on se souvient. Comme des compléments, donnant un hors-champ à la voix du voyageur. Comme des mises au point, des ajustements, des rectifications, montrant que quelle que soit la version que donne Olivier Domerg de sa vision, version linéaire ou remise en forme de textes architecturés, il exagère un peu, beaucoup ou pas du tout, façon complice de Brigitte Palaggi de lui dire : je t’ai vu, flagrant délit d’affabulation et de débordement, mais j’aime comment tu mens. Les treize et belles photographies de Brigitte Palaggi ne prouvent rien, elles sont des allusions, elles cachent l’évidence, elles préservent la distance, elles mettent en garde sur leur trop grande netteté et qualité de tirage.
Saluons au passage, Franck Tallon, pour la belle conception graphique de cet ouvrage, et Le Bleu du ciel, pour la qualité et la fidélité de cette réédition. Et rappelons que celle-ci a été initiée par l’éditeur, en décembre 2017, à l’occasion des 20 ans de ce voyage et à l’occasion de la création du livre sur la scène de la Maison des Jeunes et de la Culture de Martigues, le 8 décembre dernier, par l’auteur, la photographe, les comédiens Laure Ballester et Christophe Roque et le poly-instrumentiste et compositeur Philippe Festou.
Jean Lewinski
Olivier Domerg, Treize jours à New York, voyage compris, éditions Le Bleu du ciel, 2017, 160 pages, 15 €. Avec treize photographies en noir et blanc de Brigitte Palaggi. (Première édition : juin 2003, deuxième édition : décembre 2017. En librairie depuis février 2018).
Signalons également la parution, après Le temps fait rage aux éditions Le Bleu du ciel, des deux premiers volets de La condition du même, triptyque qu'Olivier Domerg a consacré à la montagne Sainte-Victoire : La Sainte-Victoire de trois-quarts qui vient de paraître aux éditions La Lettre Volée et Onze tableaux sauvés du zoo, qui paraîtra, quant à lui, à l’Atelier de l’agneau éditeur, en avril 2018.
Liens pour Treize jour à New York, voyage compris : 1, 2, 3
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