Scène(s)

Publié le 23 mars 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin
Bertrand Cantat, le droit et la morale… Vertige. À supposer, rien n’est moins sûr, qu’il faille courir tous les risques d’improviser certains propos, ne vaudrait-il pas mieux, sur quelques sujets du moins et celui-ci en particulier, les laisser ensuite rejoindre le silence? Entendons-nous bien: évoquer le «cas Bertrand Cantat» dans le moment présent s’avère un exercice, sinon impossible, du moins périlleux, dans la mesure où personne ne pourra jamais convoquer autre chose que sa conscience – que le bloc-noteur osera à peine nommer «la raison», tant le charivari émotionnel est grand, évidemment légitime, mais souvent irrationnel. Que doit-on consigner dans cette «affaire» sans heurter les uns, bousculer les autres, conforter les convaincus? Libre depuis 2011, le chanteur et compositeur hors normes, ex-icône de plusieurs générations de révoltés et d’engagés, a donc dû annuler des dates de concerts sous la pression d’institutions et d’associations qui l’ont érigé en incarnation des violences faites aux femmes. Vieux débat, celui qui prétend distinguer l’«artiste» de l’«homme» (la littérature du XXe siècle regorge de ces polémiques) et, en l’espèce, le «principe» et l’«homme». Qui et quoi honore-t-on en se déplaçant dans une salle de concert? Acclame-t-on une performance artistique? Ou célèbre-t-on l’homme qui la propose et la signe? En somme, retrouver Cantat en concert revient-il à donner quitus à un individu condamné à huit ans de prison en 2004 pour avoir porté des coups mortels à sa compagne, Marie Trintignant, comme si la simple manifestation de sa présence publique constituait une apologie de son crime et la construction de l’impunité? Ne voyons dans cette question difficile aucun vertige cathartique. Au moins pour une raison: le métier de chanteur implique une mise en scène qui conduit inévitablement à une posture schizophrénique pour tout spectateur, sachant que l’œuvre donne corps à l’artiste, et vice versa, comme rançon de la visibilité – notons qu’il est assez rare que les meurtriers, leur peine accomplie, viennent s’exposer sur la place publique. Sauf à sombrer dans l’imbécillité ou le fanatisme, cette schizophrénie nous touche tous. Car Cantat, qui a contribué à écrire l’une des plus belles pages de l’histoire du rock français avec Noir Désir, c’est notre passé, une mémoire commune, un bout de patrimoine culturel inaliénable, que cela plaise ou non. Et, si nous l’avons tant aimé, c’était pour de bonnes raisons, romantiques et politiques. Pourquoi faudrait-il les effacer et même les taire, puisqu’elles sont ancrées en nous et résonnent de doutes à la mesure du geste abjecte qui fut le sien? Plus rien ne sera comme avant. Et heureusement.  Droit. Reste un point crucial. La morale peut-elle, doit-elle supplanter le droit? En d’autres termes, Bertrand Cantat  devient-il la victime expiatoire d’une société soumise à la dictature de l’émotion, prête à ériger des tribunaux faussement «populaires» et à répudier l’un de ses principes essentiels de la justice: la réinsertion? 
Soyons clairs: rien dans les lois ni dans l’esprit des lois fondamentales ne peut interdire à Cantat de produire des disques et même de chanter en public. Dès lors qu’il a purgé sa peine infligée par la justice, un criminel a-t-il le droit à la réinsertion sociale? Oui! Qui oserait contredire cette réponse donnée par le droit… Seulement voilà, ces temps-ci, ledit tribunal populaire – à ne pas confondre avec le mouvement de fond qui balaie nos sociétés depuis l’affaire Weinstein – nous inflige une tout autre réponse. Or, que signifierait décréter la disparition publique d’un ex-condamné, fût-il artiste ? Sa condamnation à mort sociale, ni plus ni moins. Ce qui contrevient au droit et à l’humanité du droit, en son sens le plus sacré, ce par quoi se fonde l’esprit d’une République digne de ce nom… Beaucoup, dans l’intimité de leur morale, n’acceptent pas cet absolu présupposé du droit. Vu les circonstances, cela ne nous paraît pas incompréhensible. À condition de ne pas remettre en cause le cadre universel commun, sans lequel, ne l’oublions pas, le lynchage remplace vite la justice.  [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 23 mars 2018.]