La Reine de Montparnasse

Publié le 22 mars 2018 par Ludivine Gaillard @mieuxvautart

La genèse d’une Reine

Le 2 octobre 1901, à Chatillon-sur-Seine, une femme prise au dépourvu, accouche dans la rue. Alice Prin débute ainsi sa vie en déboulant le nez en premier, direct dans le caniveau ! Son père, marchand de bois et de charbon, met les gazs après sa naissance, laissant sa mère seule. Dans la campagne bourguignonne, ça parle vite, la maman d’Alice plie donc bagages et part pour Paris. Élevée par sa grand-mère, Alice rejoint enfin sa mère à l’âge de douze ans en 1913. 

Durant son adolescence, elle enchaîne les petits boulots de misère au coeur de la capitale comme retaper et cirer des godillots de poilus. Puis à presque 15 ans, elle entre au service d’une boulangère qui la loge et la nourrit. C’est à cette période là qu’elle découvre les premiers émois sensuels dans l’arrière-boutique de la boulangerie, avec un jeune homme du commerce d’en face. Mais pas encore de quéquette en vue …  La jeune fille est coquette et commence déjà à se maquiller alors que ce n’est pas très bien vu à son âge. Si bien qu’un jour, sa patronne la voyant débarquer peinturlurée, lui lance un : « Petite grue ! ». Alice, vexée jusqu’au trognon, réplique en assenant un coup de poing dans le ventre de la grognasse. La jeune fille fuit sans demander son reste ; finis les petits pains, passer la serpillère et les pelotages de nénés ! Alice va enfin mettre un pied dans le milieu qui la consacrera comme la Reine de Montparnasse : le monde des artistes.

Elle commence par poser nue pour un sculpteur. Ce dernier, un peu grabataire, n’a pas du se gêner pour se rincer l’oeil comme un cochon. La rumeur arrive rapidement aux oreilles de sa mère qui débarque un jour lors d’une séance pour traiter sa fille de putain. Pourtant, dans ses mémoires, Kiki clamera qu’elle ne s’est JAMAIS prostituée !  Puis Alice va mater. Après avoir été chassée par sa mère, elle partage une chambre avec son amie Eva. Cette dernière, très détendue du slip, l’invite à assister à ses ébats avec des hommes pour qu’elle en prenne un peu de la graine, mais Alice s’en fiche un peu. Parfois, elle entraîne des hommes dans une ruelle de Montparnasse et leur propose de montrer ses seins. S’ils veulent les toucher, c’est 5 Francs. Mais bas les pattes sur le reste ! 

Alice déménage rue de Vaugirard, dans un hangar insalubre. Elle est au coeur du quartier de Montparnasse, là où règne l’effervescence artistique et où se crée l’art de demain. Le même quartier où vécut Amedeo Modigliani, je t’en parlais ici ! Alice sort beaucoup et fréquente les bars les plus prisés par les artistes et autres intellectuels sur le carrefour Vavin : La Rotonde et Le Dôme. On danse, on boit, on rit et on échange jusqu’au bout de la nuit. Dans les atmosphères enfumées et saturées de vapeurs d’alcool, elle rencontre le peintre Chaïm Soutine. L’artiste la présente à sa bande de joyeux lurons, eux aussi artistes, et l’héberge chez lui à la cité Falguière. La jeune femme séduit avec sa gouaille sans pareille et ses rires éclatants. Alice se sent enfin entourée et aimée !

 » J’avais trouvé mon vrai milieu. Les peintres m’avaient adoptée ; finies mes tristesses, il m’arrivait encore souvent de ne pas manger à ma faim, mais la rigolade faisait oublier tout ça  » Souvenirs, 1929, Kiki

Bar La Rotonde

Et c’est Maurice Mendjizky, peintre polonais, qui sera le premier à aller au-delà du pelotage des seins d’Alice. Ils se fréquentent quelques temps et Mendjizky lui change son prénom : elle devient « Kiki » et entame une nouvelle vie.

L’ascension 

Kiki pose pour ces aventuriers de l’art moderne et devient la muse de bon nombre d’entre eux :

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L’argent ne l’intéresse pas, elle en possède juste assez pour vivre, même si souvent elle doit sauter des repas. Comme ses bienfaiteurs qui l’hébergent, Kiki a froid dans les ateliers mal isolés. Le soir de leur rencontre, le peintre Moïse Kisling dût brûler des meubles dans son atelier pour qu’ils puissent se réchauffer. Et pour se laver, Kiki procède à ses ablutions dans les toilettes de La Rotonde ! Elle a beau être sans le sou, elle tient à envoyer du pâté. Kiki travaille son style, jusqu’au bout de ses poils : lorsqu’elle se maquille, elle re-dessine ses sourcils rasés de la même couleur que sa robe. La première guerre mondiale passée, un souffle de liberté se fait sentir et les années folles entrent en scène. Kiki, à la pointe de la mode, coupe ses cheveux très courts comme bon nombre de femmes, en une « coupe à la garçonne ». Ses yeux abondamment soulignés de noir et sa bouche peinte d’un rouge écarlate viennent compléter ce look qui deviendra sa marque de fabrique.

Kiki en 1923

Son bestfriend, c’est le japonais Tsuguharu Foujita. Arrivé à Paris en 1913, Foujita, d’un naturel généreux et avenant, s’est très vite intégré à la communauté artistique de Montparnasse. Très coquet, il aime se fabriquer lui-même ses tenues et arbore une frange noire coupée droite, au-dessus de ses yeux cerclés de lunettes rondes.

Foujita à la machine à coudre, photo d’André Kertész,
Paris, 1928.

En peinture, ses sujets de prédilection sont les femmes… et les chats ! Il en a même plusieurs chez lui (Des chats. Et quelques femmes aussi).

Autoportrait dans l’atelier, Tsugouharu Foujita (date inconnue)

La première fois que Kiki pose pour lui,  en 1918, le jeune homme n’en revient pas : Kiki enlève son manteau … mais elle est nue en-dessous ! Ce petit bout de tissu rouge qui dépasse du col du manteau n’est pas le haut d’une robe mais un tissu épinglé pour créer l’illusion. Et pourquoi donc a-t-elle si peu de poils à l’entre-jambe ?! Kiki complexe de cette toison qui ne s’est jamais épanouie, Foujita se moque gentiment d’elle. Il raconte la suite de cette séance de pose : « Elle prend ma place devant le chevalet, me demande de ne pas bouger et […]  dessine mon portrait. Quand le travail fut terminé, elle avait sucé, mordu tous mes crayons et perdu ma petite gomme et, ravie, dansait, chantait, criait. »

Kiki et Foujita a Montparnasse, Paris, 1926, photo d’Iwata Nakayama Foujita et Kiki (avec un portrait de Kiki par Foujita accroché au mur), détail d’une photo prise par Marc Vaux, vers 1920

Le peintre finit tout de même par réussir à la peindre : elle posa notamment pour Le nu couché à la toile de Jouy, qui après avoir été exposé au Salon d’Automne de 1922, fit décoller la carrière de Foujita !

Nu couché à la toile de Jouy, Tsuguharu Foujita, 1922, huile, encre, fusain et crayon sur toile, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

Peu de temps après, elle rencontre notre coquinou d’Amedeo Modigliani dans le restaurant Chez Rosalie, rue Campagne-Première. La patronne, Rosalie, est une italienne qui, telle une mère poule, donne à manger aux artistes (surtout à Dedo) en échange de quelques centimes ou de dessins. Amedeo et Kiki deviennent amis et la jeune fille posa bien entendu pour lui. Dans ses mémoires elle écrit :  » C’était bien rare de voir Modigliani à jeun. Le peu d’argent qu’il gagnait lui servait à apaiser le feu qui brûlait dans son gosier. » DEDO NOTRE CHAMPION.

(Portrait de Kiki) Femme assise à la robe bleue, Amedeo Modigliani, 1918-1919, huile sur toile.

En 1921, Kiki et une amie ont grand soif et souhaitent commander un verre dans un bar du carrefour Vavin. Le serveur s’approche et, l’air complètement constipé, leur lâche un timide « Je ne sers pas les prostituées ». Oui, car Kiki et sa copine ne portent pas de chapeau. Et si tu as tes frisettes à l’air, tu n’es pas une dame respectable. Le volcan-Kiki entre immédiatement en éruption. Un pied sur une chaise, le poing levé, elle hurle sur le serveur qu’elles n’ont pas plus à voir avec les putains qu’un surimi avec du crabe (ou quelque chose comme ça). Attablé non loin des splendides furies, Man Ray, photographe américain, leur fait signe de se joindre à lui. Le destin a bien oeuvré : Kiki et lui seront en couple pendant 6 ans !

Man Ray prêt à renverser sa propre mère, Autoportrait au volant de la voiture de Picabia, vers 1921, négatif gelatino-argentique sur plaque de verre.

Six ans durant lesquels ils passeront sans discontinuer de l’amour, à l’indifférence, à la haine. Ils logèrent pendant un temps à l’hôtel Istria, rue de la Grande chaumière. Les voisins les entendent régulièrement se hurler dessus. Aussi, Kiki n’hésite pas à en faire des caisses : souvent, quand Man Ray quitte l’hôtel, elle se met à la fenêtre et hurle en pleine rue : « À l’assassin ! ! ». Kiki est très attachée à lui et très démonstrative alors que le Man joue plutôt l’indifférence et montre peu ses sentiments. En témoigne ces petit mots doux :

J’ai le coeur gros en pensant que ce soir tu seras seul dans ton lit, parce que j’aimerais que tu fasses dodo en te serrant dans mes bras.
Je t’aime trop, pour t’aimer moins il faudrait que je sois plus avec toi, et ce serait bien parce que tu n’es pas fait pour être aimé, tu es trop calme… Enfin il faut que je te prenne comme tu es, car tu es quand même mon amant que j’adore, celui qui me fera mourir de plaisir et de douleur et d’amour… Je mords ta bouche jusqu’au sang et je me grise de ton regard indifférent et bien méchant…

À lundi, mon grand chéri,

ta Kikit’adoreMan (1921)

« Nos deux nez font des étincelles car nous sommes bien née (sic) les deux« . À propos d’elle et Man Ray, au bas d’une lettre envoyée à Tristan Tzara en 1922 Kiki découpa puis donna à Man Ray ce cliché d’elle-même, pris en 1922, avec ce petit mot au dos.

Kiki devient LA muse de Man Ray qui la compose et la décompose à travers son objectif, en de multiples photographies et films. Man Ray a été le premier photographe, après Stieglitz, à produire des séries de photographies avec un seul modèle. Ainsi, petit à petit, les états d’âme et la personnalité de Kiki se dévoilent dans ces instants figés.

Kiki lors de sa première séance de pose avec Man Ray en 1921, pas très à l’aise

Deux photos en particulier sont à présent de véritables icônes : 

Le Violon d’Ingres, Man Ray, 1924 Noire et Blanche, Man Ray, 1926

Mais Kiki ne passe pas son temps à seulement poser et à rire avec ces artistes : elle est aussi une très bonne chanteuse qui sait faire le show !

Kiki dans toute sa splendeur, le 3 mai 1929 au bal de charité de l’Aide amicale des artistes.

En 1923, le premier club de nuit ouvre à Montparnasse, « Le Jockey ». On peut enfin danser, boire et chanter jusqu’au petit matin ! Et Kiki devient la star du lieu, se produisant plusieurs soirs par semaine. Quand elle apparaît sur scène, toute la salle l’acclame et l’applaudit. Puis elle commence à se trémousser sur les premiers mots chantés. L’espiègle jeune femme chante des chansons populaires, à tendance grivoise, ou bien elle remixe des comptines que sa grand-mère lui chantait en les rendant plus coquines. Kiki ne peut pas chanter si elle n’est pas saoule ; sans surprise, elle oublie souvent les paroles. Mais heureusement, son amie Thérèse Treize (l’ex-amante du poète Robert Desnos svp) est toujours là pour lui souffler les paroles. Kiki peut reprendre son numéro, et, revigorée, fait la roue sous les yeux ébahis du public. Elle ne porte jamais de culotte !

Le peintre Jules Pascin, en observant ces numéros, y va à fond les ballons : “Les femmes sont essentiellement des porte-cons et les hommes des porte-bites. Mais surtout il ne faut le dire à personne. Et c’est parce qu’il ne faut pas le dire que la civilisation existe (…) et que nous sommes tous là, comme des cons et à moitié saouls, à regarder une fille qui se tortille le cul. » (Cité dans Georges Papazoff, Pascin ! … Pascin ! … C’est moi ! …)

Devanture du Jockey, 1923

À la même période, Kiki passe de l’autre côté du tableau et se met elle aussi à peindre. Son style est très naïf, presqu’enfantin, et les couleurs éclatent sur ses toiles. Elle peint des paysages imaginaires, des scènes de son enfance et des portraits de ses amis.
(NB : j’ai eu beaucoup de mal à trouver ses tableaux en couleurs, veuillez m’en excuser !)

Cliquer pour visualiser le diaporama.

En mai 1922, elle offre deux de ses aquarelles au marchand d’art Henri Pierre Roché. Séduit, il lui achètera régulièrement ses toiles. Mais la consécration arrive en mars 1927 : Kiki est exposée à la galerie le Sacre du Printemps ! Et c’est un véritable succès, elle réussit à vendre la quasi totalité de ses oeuvres.

Le Herald Tribune : « Le vernissage a fait sortir en masse les habitués du quartier. De cinq heures à minuit passé, ils vinrent formant un flot continu et la petite galerie vibrait de commentaires passionnés. Ce fut, à notre connaissance, le vernissage le plus réussi de l’année. Ceux qui étaient venus pour s’amuser restèrent pour acheter et, avant que la nuit ne s’achève, un grand nombre de toiles s’ornaient du petit carton blanc portant la mention « vendu »

Kiki très fière posant dans la galerie en compagnie d’un sculpteur Hongrois inconnu (miskine)

Les dernières paillettes 

Après s’être elle-même désignée comme « Reine de Montparnasse » durant toutes ces années, Kiki est officiellement détentrice de ce titre après l’élection de 1930. Séparée de Man Ray depuis trois ans, elle est à présent en couple avec le journaliste Henri Broca. Physiquement il ne provoque pas l’envolée sauvage dans sa culotte, mais ils finissent par tomber amoureux. Kiki ajoute une corde à son arc et commence à publier ses mémoires  (à 29 ans !) par épisodes dans le journal de son compagnon, le Paris-Montparnasse. Et surprise, on lui propose de les publier aux États-Unis ! Hemingway en écrit même la préface, c’est la grande classe. Mais le contenu est jugé trop léger et vulgaire, Kiki est censurée sans ménagement. C’est justement cet excès de pudibonderie qui va valoir un succès retentissant en France pour ses Souvenirs ; le recueil se vend comme des petits pains !

Couverture de ses Souvenirs, 1929

Commençant certainement à fatiguer du popotin, Kiki ouvre son propre cabaret en 1936. Elle largue le bon Henri et se met en couple avec le pianiste André Laroque. Mais Kiki tire sur la corde : le pif saturé de farine et le foie d’alcool, Kiki et sa joie de vivre se fanent à la vitesse grand V.  

La photo parle d’elle-même.

Celle qui a incarné à elle toute seule l’esprit du Montparnasse des années folles, s’éteint en 1953 à l’âge de 52 ans, peu de temps après avoir suivi une cure de désintoxication. De toute la furieuse bande d’artistes qu’elle fréquenta, seul son fidèle ami Foujita se rendra à l’enterrement, le coeur en miettes…

Foujita et son chat (et son tapis), photo d’André Kertész, 1928.

Sources :

  • Dan Franck, Bohèmes : Les aventuriers de l’art moderne (1900-1930), Le Livre de Poche, Paris, 2006
  • Jean-Marie Drot, Les Heures chaudes de Montparnasse, Le Musée du Montparnasse, Paris, 2007
  • Souvenirs, Kiki
  • Une mine d’or qui retranscrit les mémoires de Kiki + plein de photos d’archives : http://montparnassedekiki-mememad.com/kiki-de-montparnasse/