Les épopées apparaissent rarement au cinéma. Et pour cause : le film de guerre, propice au ton épique, demeure l’apanage du cinéma américain, nettement plus individualiste que collectiviste. Avec Battleship Island, le Sud-coréen Ryoo Seung-wan rompt avec la focalisation sur une petite équipe héroïque, comme dans Il faut sauver le soldat Ryan, et filme les Coréens déportés par les Japonais sur l’île minière d’Hashima comme un peuple.
Quelques figures émergent : Kang-ok, le chanteur, et sa fille So-hee ; le brave mafieux Choi Chil-sung ; Park Moo-yung, l’espion coréen infiltré dans la mine de charbon… Cependant, aussi individuées soient-elles, elles ne concentrent pas l’attention. À travers elles, on entraperçoit les problématiques qui touchent la masse des Coréens.Battleship Island mêle ainsi deux points de vue : les focalisations individuelles et leur lot d’histoires ; et le point de vue de l’île. Hashima, au large de Nagasaki, apparaît en effet d’abord comme un monde. Soit un espace délimité, entretissé de relations ambivalentes. Dans un territoire proche du huis-clos, d’où l’on ne peut sortir sous peine de mort, Coréens et Japonais sont forcés de cohabiter, les seconds prenant soin de rappeler aux premiers qu’ils sont les seuls maîtres à bord. Pour autant, les Coréens ne forment pas un bloc homogène : ils se fragmentent en une kyrielle de groupes et de chefs. Les histoires s’entrelacent, s’embrassent, se complexifient.Cet alliage entre deux registres d’émotion se rapproche de ce qu’Eisenstein appelait « pathétique ». Avec un sens particulier : « Le pathétique, c’est ce qui me fait bondir de mon fauteuil ! ». Et en effet, Battleship Island nous fait souvent bondir de notre fauteuil : entendre se greffer le thème du Bon, la Brute et le Truand sur la formidable évasion que tentent les Coréens confère à la scène la puissance monumentale propre à l’épopée.Battleship Island est un film habité. À l’imitation des mineurs frayant au cœur de l’île, des forces le traversent, en quête d’une explosive remontée en surface. Des instants de grâce chaotique que Ryoo Seung-wan cultive patiemment. Avec un art rare de la tension, le réalisateur saisit la puissance de qui pèse sur les visages, puissance qu’il s’agit de transformer en agir. Alors, tout ce qui avait été contenu resurgit avec brutalité, cruauté, ou, pour oser un néologisme, viscéralité.Deux crises ponctuent le film. Lors de celles-ci, le peuple émerge dans sa diversité. Si Ryoo Seung-wan aime les plans larges sur le choc des masses, il les insère dans un ensemble baroque de gros plans sur des visages d’anonymes. Le bref temps d’un instant, des figures remontent à la surface, et impriment leurs traits à une Histoire en mouvement constant. Et qui n’a d’autre aspect que celui que lui confèrent tous ces anonymes sacrificiels. Battleship Island a un sens pour notre époque, en attente de quelque chose, catastrophe ou insurrection. En saisissant la manière dont une évasion se prépare, en articulant les groupes et les personnes, Ryoo Seung-wan met en images le principe militant de « convergence des luttes ». Ce qui arriva en 1945 à Hashima vaut encore pour aujourd’hui : la convergence agglomère des individualités dans un large ensemble composite, au sein duquel les personnalités demeurent et s’épanouissent.
Battleship Island, Ryoo Seung-wan, Filmmaker R&K, 2h17
Maxime