On s’attendait, pour ce deuxième roman de Saber Mansouri, publié au Seuil, en 2017, à la suite du voyage que s’apprêtait à faire le héros de Je suis né huit fois . Avion ou bateau, la Tunisie est si près de la France ! Mais non. Le héros (car c’est bien le même) reprend le fil de son histoire. Mais ce n’est plus celle de sa jeunesse. Ce sera celle de sa famille, très en amont, exactement en 1827.
Sa mère, à qui il demande sa biographie, le lui refuse, mais finit par remonter quatre générations pour lui révéler les tribulations de ses aïeules. Une errance forcée qui débute avec un « scandale » où le dey d’Alger gifle et blesse le Consul de France, avec son chasse-mouche (fait historique). Arme qu’avait confectionnée Sihène, esclave de la famille Mansour. Jugée responsable de cet attentat et poursuivi en conséquence. Sihène fuit Alger, avec Bekri, homme lège du dey ; ce Bekri l’affranchit et l’épouse ; ils fuient vers l’est, Constantine, Bône, vers la Tunisie, qui échappe encore à la vindicte du dey et des Français.
Sauf que les Français en profitent pour investir militairement le pays. Le jeune couple ne fera donc « qu’une longue traversée du territoire » se cachant, et dans le seul but de pouvoir s’installer quelque part dans le nord de la Tunisie. Hélas ! Cette pérégrination continuera, et la famille de Sihène se déplacera de génération en génération, chassée de son foyer par des calamités diverses : mort d’un conjoint, jalousie de voisins ou d’une co-épouse, spoliation par un colon français, réquisitions par l’Etat. La Tunisie d’abord peuplée de tribus autonomes (et rivales) est envahie puis conquise par les Français.
De l’histoire à l’Histoire de la Tunisie
L’auteur mène de front le récit des déboires de ces femmes vaillantes, et l’histoire de ce pays ; il rappelle d’ailleurs qu’il fut aussi dominé par les Grecs, les Romains et les Turcs. Ses aïeules ont connu l’occupation française et ses mesures arbitraires, souvent aggravées par une bureaucratie et des notables locaux. Cet arrimage de la petite histoire d’une famille (et de ses voisins) à l’histoire nationale, donne à l’ouvrage une allure d’épopée qui, à son tour, influence l’écriture et tire le roman vers cet autre genre littéraire plutôt rare en France aujourd’hui. La narration est moins fantaisiste que dans son premier roman, mais elle acquiert un rythme, une musique presqu’audible, et une plus grande unité de ton.
Sur le plan ethnographique, le récit offre la même richesse que l’ouvrage précédent, et met en scène une théorie de femmes extraordinaires, dont la plus étonnante et la propre mère du héros. Elle est du reste la principale narratrice, ouvrant et fermant le récit. Elle lui révèle ainsi tout ce que sa mémoire a retenu d’un passé mouvementé. Or sa mémoire est la mémoire de toutes ces aïeules qui les ont transmises à leurs filles, en guise d’archive… sans écriture en même temps qu’elles les ont éduquées.
Ce précieux travail qui se fait dans les sociétés dites orales (car même dans les populations orales, les filles étaient rarement instruites) est ici reconnu et apprécié par un historien… professionnel. L’Unesco ne reconnaît-elle pas, enfin le « patrimoine immatériel » des sociétés africaines ?
Saber Mansouri livre donc ici une partie de ce trésor à l’écriture. Œuvre pieuse autant que d’art.