Extrait de Toi qui as ouvert les yeux :
Toi qui as ouvert ce livre pour faire glisser tes yeux sur mes lignes, tu as allumé le feu sur les pages pour faire naître le jour sur mes mots, la lumière sur mes phrases. Il fait nuit, heureusement il fait nuit dans tes yeux, car sinon tout brûlerait dans tes mains en ouvrant tes yeux. Il fait nuit dans tes yeux, tes yeux que tu ne vois pas dans leur nuit, dans leur nuit qui t'aveugle et qui te rend voyant devant toi pour voir le monde.
Tu ne te vois pas parce que tu ne vois pas tes yeux pour voir le monde. Tu ne vois pas tes yeux pour ne pas rester sans cesse devant eux, pour ne pas rester sans cesse devant toi. Tu as choisi le monde pour ne pas t'arrêter à tes yeux seulement et rester figé devant eux. Tu as choisi de voir le monde plutôt que de voir tes yeux. Tu as choisi le dehors plutôt que le dedans, comme si le dehors égalait le dedans, le dessus le dessous, comme le jour la nuit, et que le monde valait tes yeux, et tes yeux le monde, et qu'il y avait sous la terre autant de nuit et de jour qu'il y en a au-dessus dans le ciel sans fin.
Tu as choisi de voir le monde comme si tu avais déjà vu tes yeux et que tu avais été si loin en eux dans leur nuit et que tu étais arrivé à creuser en eux jusqu'à trouver le jour et le monde.
Tu ne te vois pas parce que tu ne vois pas tes yeux. Voir les yeux c'est voir le corps entier, c'est pouvoir voir autant la face que le dos, le devant et à la fois le derrière, le dessus et à la fois le dessous. C'est pouvoir avoir accès au tout.
Tu ne vois pas tes yeux pour voir le monde, pour ne pas ne voir que toi, le tout de toi, et ne plus rien voir du monde, pour ne pas ne plus voir que le rien du monde, et chercher en toi ses yeux comme si toi et le monde étaient deux touts qui se rejoignaient en un seul, et que l'homme avait choisi de se tourner vers le monde pour aller à la rencontre de son sommet, du visage du monde, de ses yeux et de son regard, pour trouver en lui sa propre image et pouvoir faire le tour du monde. Plutôt que de passer par toi, tu es passé par le monde, non pas que tu sois plus dans le monde que le monde est en toi, mais par le monde le chemin est plus court, non pas qu'il soit plus proche mais parce qu'il est dans le jour et que, dans le jour, tu peux te mettre debout et te déplacer, courir et parcourir un espace infini plus vite que dans la nuit où tu ne peux pas te lever mais seulement ramper pour essayer encore d'avancer couché en t'aidant de tes mains plus que de tes pieds, touchant plus que voyant, revenant sans cesse sur tes pas, restant au sol plus que t'échappant dans l'espace.
Nous nous sommes levés pour quitter la nuit. Debout seulement nous avons vu le jour, nous avons pu avancer droit devant nous et aller plus loin. Nous ne sommes plus restés à faire du sur-place sur nos quatre membres, nous n'avons plus touché le sol, nous avons arrêté de tourner en rond. Nous avons vu et nous nous sommes éloignés de tout (1), si loin de tout que nous avons lu, lu et relu ce que les mains ne touchaient pas, ce que les mains ne voyaient pas. Si loin de tout que nous avons vu et revu ce qui restait inaperçu sous nos doigts, indéchiffrable sous notre peau, invisible sous nos mains(2).
Nous voyons où notre corps ne peut pas aller parce que nous allons avec nos yeux là où la terre va dans le vide tout autour du soleil. Nous allons avec nos yeux aussi vite que la terre va dans le ciel. Nous tournons avec eux tout autour du feu. Mais si les animaux ne vont jamais plus loin que là où leur corps peut aller, c'est parce qu'ils ne vont jamais plus vite que la terre qui tourne sur elle-même et qui fait naître le jour et la nuit.
Si nos yeux suivent le mouvement de la terre tout autour du soleil, le mouvement de translation qui fait naître le printemps et l'été, l'automne et l'hiver, les yeux des animaux suivent le mouvement de la terre sur elle-même, le mouvement de rotation qui fait naître le jour et la nuit, la nuit et le jour. Si les yeux de l'homme suivent le mouvement de la terre tout autour du soleil, les yeux des animaux suivent le mouvement de la terre sur elle-même.
Si nous pouvons aller avec nos yeux là où notre corps ne va pas, c'est parce que nous avons séparé nos yeux de notre corps et que, avec eux seulement, nous avons pu tourner tout autour du soleil, et que tout autour du soleil notre corps aurait non seulement brûlé mais il aurait aussi chuté dans le vide sans fin. Car si nos yex transforment le soleil en lumière comme ils transforment le vide sans fin en cieux, notre corps le laisse en flammes et en feu.
Sans nos yeux, nous serions dans la nuit et le soleil ne serait plus que de la chaleur qui brûlerait notre corps, comme l’espace serait le vide où nous ne pourrions pas tenir debout et dans lequel nous tomberions sans ne plus nous arrêter de tomber, sans ne plus pouvoir nous arrêter de tomber, le vide sans fin serait sans fin.
Jean-Luc Parant, La découverte du vide, suivi de Toi qui as ouvert les yeux, et Des têtes, Dernier Télégramme, 2018, 77 p.,12,00 €
1. Je touche, je fais des boules, je tourne en rond. Je vois, j'écris, j'avance devant moi.
2. Mes livres sont écrits dans une langue étrangère que personne ne connaît, une langue que personne n'a jamais apprise et que j'ai moi-même inventée pour pouvoir dire quelque chose que personne n'avait jamais dit. Mes livres sont intraduisibles ; je suis un étranger, un vrai étranger qui ne vient d'aucun pays connu, qui vient d'un pays qui n'existe pas sur la carte du mondé Je suis le seul étranger à venir de ce pays inconnu qui est le mien, ce pays où je vis et dont je suis le seul habitant encore en vie.
Jean-Luc Parant dans Poezibao :
ext. 1, (Note de lecture), Jean-Luc Parant, "Le miroir aveugle", par Eric Darsan, (Archive sonore) Jean-Luc Parant