Lettres d’Amérique latine : Arnoldo Galvez Suarez

Publié le 18 mars 2018 par Les Lettres Françaises

De l’écrivain, journaliste, universitaire et producteur de télévision, Arnoldo Galvez Suarez, nous avions présenté dans Les Lettres françaises (numéro 144, janvier 2017) un extrait du roman Puente Adentro. Le roman Les Juges (Los Jueces, 2009), dont nous publions ici un extrait traduit par nos soins, a reçu le prix centraméricain du roman Marion Monteforte Toledo en 2008. C’est l’histoire d’un groupe de voisins qui décide de juger et de condamner un criminel. Violence, stratification sociale, amour, tendresse, horreur et espérance se font jour, tour à tour, à travers la vie de nombreux personnages qui, n’ayant aucune relation entre eux au départ, se retrouvent finalement impliqués dans un terrible scénario, celui de la cruauté humaine — Marc Sagaert


Les Juges

Ce qui serpente devant ses yeux et se perd dans l’obscurité, comme s’il s’agissait d’une chose vivante, qui respire, c’est le chemin de boue, de pierres et de trous flanqué d’arbres, qui entoure la Colonie. Il n’y a pas d’alternative : pour sortir d’ici sans être vue, la femme doit emprunter ce chemin. Ses voisins le lui ont bien dit : c’est l’unique sortie, si tu ne veux pas avoir de surprise et finir en prison. La femme les a à peine écoutés et a appuyé sur l’accélérateur avant que ceux-ci n’aient terminé de parler.

Les mains cramponnées au volant, la gorge sèche, la femme conduit la tête collée au pare-brise. Même ainsi, elle ne saurait éviter les énormes trous de la route, et se frayer un chemin dans le bourbier à peine éclairé par l’un des phares de la camionnette. Elle pense qu’elle aurait dû accepter l’offre d’un autre voisin, lequel, très tôt ce matin, prétexte évident pour entamer la conversation et se rapprocher d’elle, lui fit savoir qu’il pourrait, sans lui demander un centime, changer le phare avant de la camionnette, dont le coffre lui sert à charger des centaines de cartons d’œufs, que la femme distribue dans la Colonie et les Colonies voisines.

Il était six heures du matin, il faisait froid et la femme abrégea la conversation ayant hâte de se procurer un verre de thé chaud à la sortie de la Colonie. Mais le voisin en caleçon, à peine enveloppé dans une vielle blouse, ici dans la rue et avec ce froid, continuait de parler : il lui proposait de redresser la bosse de la carrosserie autour du phare cassé et de changer la pièce de plastique qui la protégeait. « J’irai moi-même la chercher à la casse », dit-il. Mais elle refusa en remerciant, et ajouta qu’elle ne pouvait arrêter de travailler, même un jour ou deux, temps nécessaire à la réparation de la camionnette, laquelle, par ailleurs, était en parfait état. Le voisin qui voudrait bien se rapprocher de la femme, insiste, arguant que conduire avec une seule lumière est dangereux. Elle lui réplique que cela n’est pas un problème, parce qu’elle est le plus souvent de retour à la maison avant cinq heures de l’après-midi, moment où une amie voisine, serveuse de son métier, part de la Colonie pour rejoindre son travail. « Et qu’est-ce que cela a à voir ? » dit le voisin en élevant la voix de manière ostensible. La femme lui répond que cette voisine s’occupe de son fils pendant la journée, jusqu’à cinq heures. « Je ne sors jamais de nuit », dit-elle avec fermeté. « Si vous ne changez pas ce phare, la police municipale de la route, dit-il en pesant chaque mot, va vous mettre une contravention. Et vous savez de quelle manière ils le font aujourd’hui ? » « Je ne sais pas, répondit la femme, lui opposant de nouveau une fin de non-recevoir. Y si j’ai une contravention, c’est mon problème. »

La phrase dite ainsi, comme une gifle, aurait dû suffire à renvoyer le voisin chez lui. Mais celui-ci insista, la main droite sur la poitrine, adoptant le ton de la victime : « écoutez, la seule chose que je souhaite, c’est vous aidez, je me fais du souci pour vous. » « Ne vous en faites pas, répondit la femme. Vous n’avez donc rien de mieux à faire ? » Sur ce, elle est montée dans la camionnette et a mis le moteur en marche. Le voisin a vu la camionnette partir, et quand elle eût disparue, il est rentré chez lui pour continuer à dormir. De fait, il n’a rien de mieux à faire que sauter du lit lorsqu’il entend sa voisine sortir, et faire mine d’être un lève-tôt, pour pouvoir la saluer.

Tandis qu’elle conduit en direction du dépôt, où quelques employés chargeront dans le coffre de la camionnette les cartons d’œufs qu’elle vendra ensuite à des particuliers dans des quincailleries, des épiceries, des bistrots et des cafétérias, elle se met à penser à son voisin. Il lui paraît évident que la seule chose qu’il veut, qu’il a toujours voulu, depuis qu’il la connaît et qu’il regarde ses seins avec un air stupide, c’est coucher avec elle. « Comme il sait que je suis seule, il veut en profiter ». De plus, le voisin ne lui plaît pas du tout : il a des jambes blanches et sans poils; un ventre flasque ; des paupières affaissées qui cachent des yeux incapables de voir les vôtres ; une voix fourbe, de séducteur, apprise dans les feuilletons qu’il regarde tous les soirs.

La relation avec son premier compagnon lui a suffi. Un jour, après qu’elle ait supportée pendant tant d’années son ivrognerie et ses mauvaises manières, elle se réveilla et miraculeusement, il n’était plus là, ronflant la bouche ouverte à côté d’elle. Elle l’attendit pendant des mois avant de comprendre au bout d’un an qu’il ne reviendrait plus. Elle craint qu’un jour il réapparaisse et tremble en pensant à sa bouche puant l’alcool, à ses exigences pour qu’elle lui serve à manger, ou qu’il la prenne par derrière. Aussi, n’a-t-elle aucun scrupule à admettre qu’elle aimerait qu’il soit mort, que suite à des embrouilles ils l’aient tué. Ils tuent tous les jours des fils de putes moins mauvais que lui, et dont la gueule ne pue pas autant. Elle a donc de bonnes raisons, toutes les raisons du monde de ne pas entamer quelques relations que ce soit avec ce voisin aussi bienveillant soit-il (ni avec aucun autre) et encore moins d’accepter des services qu’il va ensuite vouloir lui faire payer.

Comme tous les deux jours, le gardien du dépôt, sans rien lui demander, ouvre l’énorme portail et la laisse entrer. Tous la connaissent et elle se sent appréciée. Tous la saluent affectueusement. Elle est à peine descendue de la camionnette, que deux garçons maigres et nerveux, qui quand elle est arrivée jouaient entre eux à se donner des claques, avaient déjà relevé la bâche couvrant le coffre afin d’y déposer les cartons d’œufs. C’est un bon négoce, non seulement parce qu’elle a chaque jour plus de clients, et que sa réputation, comme elle aime à se l’imaginer, se fait par le bouche à oreille, mais encore parce qu’elle est arrivée à négocier de bons prix et que sa marge est importante. Tant que les hommes, les femmes et leurs moufflets continueront à manger des œufs au diner ou au petit-déjeuner, tant que les cafeterias vendront des pains aux œufs pour les collations de la matinée et de l’après-midi, et que les cantines serviront des recettes à base d’œufs, le négoce sera bon.

Certes, elle ne dépense jamais que le nécessaire. Elle concentre tous ses efforts sur son fils et fait des économies pour que l’enfant puisse un jour étudier dans un petit collège privé, pas trop couteux mais privé, et non dans une école publique où les enfants n’apprennent qu’à tuer ou se droguer. Un déodorant ou une eau de Cologne achetés au supermarché, c’est tout ce qu’elle s’autorise à la rigueur, mais ce sont des dépenses nécessaires, elles font partie du travail, car elle doit se présenter devant les clients, étant propre et sentant bon. De la même façon et pour les mêmes raisons, une fois tous les deux ou trois mois, elle étrenne un nouveau vêtement, mais elle l’achète dans la rue, c’est-à-dire trois fois moins cher que dans une boutique.

Dernièrement, et elle-même reconnait que c’est un luxe, elle a eu envie de s’acheter un poste de radio pour la camionnette. Au marché, tout près de la colonie, on en trouve bon marché car ils sont volés. C’est grâce à ces voleurs qui lui ont dérobés des boucles d’oreille, un réveil et plusieurs portables qu’elle utilise pour prendre les rendez-vous avec ses nouveaux clients pour les commandes et pour encaisser, qu’elle aurait la possibilité d’acheter un poste de radio comme ceux qu’ils vendent neufs avec garantie dans les magasins. Oui la radio, c’est du luxe. Mais il se trouve qu’elle doit parcourir des distances de plus en plus longues et que les gaz d’échappement, les klaxons, les insultes et le bruit de la circulation l’épuisent, lui procurent mots de tête et mauvaise humeur, et que quand elle rentre épuisée à la fin de la journée pour passer un moment avec son fils, lui parler, l’écouter et jouer avec lui, la seule chose dont elle a envie est de se mettre au lit devant la télévision. Il se pourrait donc, pense-t-elle que la radio, la musique et les radiodiffuseurs la distraient de la circulation et que finalement, à la fin de la journée, sa fatigue soit moindre.

Aujourd’hui fut un jour très spécial. Inoubliable. La Colonie où elle vit, la vie dans la colonie, ne sera jamais plus la même. Et comme si cela ne suffisait pas, pour la première fois en de nombreuses années, elle a dû sortir de nuit, avec la camionnette borgne et son fils somnolent inquiet sur le siège du copilote car elle ne savait à qui le laisser. Le voisin, bien sûr, s’est proposé : « Je m’en occupe, s’il vous plait ne le prenez pas avec vous, lui dit-il, et ses paroles cette fois-ci paraissaient sincères. Et elle, une fois de plus et pour les raisons que nous connaissons, refusa. Même si maintenant, les mains serrées sur le volant, elle regrette un peu de ne pas l’avoir laissé changer le phare.

C’est l’unique sortie, si vous ne voulez pas avoir une mauvaise surprise et finir en prison, lui dirent ses voisins, avant qu’elle n’emprunte le chemin de derrière la Colonie, où il n’y a pas de maisons, sinon des terrains boueux, abandonnés, surmontés d’une colline incontrôlable, où des gamins pauvres et tristes, affamés, n’ayant que la peau sur les os, presque des enfants, exactes préfigurations de ce destin dont elle voudrait sauver son fils, se mettent à boire de l’alcool bon marché et respirer de la colle jusqu’à ce que leurs tripes leur montent à la gorge, et parfois même, quand ils en trouvent ce qu’il faut, se droguent. La boue, les trous et les pierres du chemin font de temps à autres sauter la camionnette à l’intérieur de laquelle l’enfant qui s’est réveillé, rit amusé. C’est un bon garçon, sa mère le sait et la serveuse, sa voisine, le lui confirme, chaque fois qu’elle le lui rend et alors la douleur de ce temps de séparation se convertit en un bain de jouvence où flotte une infinie tendresse.

Aujourd’hui, il a été encore plus sage qu’hier, lui dit son amie la serveuse. Dans des moments comme celui-là, l’enfant se jette sur sa mère pour lui couvrir le visage et spécialement les yeux de bisous. Une des roues de la camionnette reste bloquée dans un trou et le véhicule est retenu comme le sont les respirations. Hormis le jet de lumière qui jaillit du phare gauche, il n’y a rien d’autre qu’obscurité, autour de la mère et de l’enfant. Sans qu’elle ait prononcé aucune parole, comme s’il devinait les pensées et l’angoisse de sa mère, l’enfant dit : « Je n’ai pas peur, maman », et ses yeux brillent dans la nuit comme deux humides globes noirs. Elle a envie, d’abord de le caresser et ensuite de le serrer contre elle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus le moindre souffle d’air pour eux deux dans le monde. Mais elle ne le fait pas, au contraire elle appuie avec force sur l’accélérateur jusqu’à ce qu’elle arrive à libérer la roue et poursuivre son chemin.

Elle pense que ce qu’elle fait, elle le fait surtout pour son fils. Si elle pouvait revenir trois ans et neufs mois en arrière, depuis le moment que l’enfant existe, elle ferait plus attention. Elle n’attendrait pas un enfant d’un type dont elle se souvient à peine et qui passa la nuit avec elle, une seule nuit, peu de temps après la disparition (peut-on appeler cela une disparition ?) de l’ivrogne avec qui elle partageait sa vie. Et pourquoi n’est-ce pas de ce dernier qu’elle avait été enceinte ? Qui sait, il y a des cadeaux, dans la vie, des miracles qu’il vaut mieux ne pas questionner. Mais, s’il vous plait, soyons clairs, ce serait une injustice que de juger Madame la Vendeuse d’œufs : ce n’est pas qu’aujourd’hui elle se repente de l’existence de son fils (même si au moment où, pardi !, elle ait essayé de le faire passer, disposée à le jeter aux ordures) et encore moins, comme elle l’a entendu d’autres mères qu’elle se rende responsable de son malheur si tenté que cela ait un sens. Comme elle le pense, la réalité est ce qu’elle est, on ne peut pas la changer, et est malheureux celui qui se sent malheureux.

Ce qui est vrai en revanche, c’est que, si elle pouvait revenir en arrière, elle essaierait d’éviter à cette créature qui est son fils, d’avoir à vivre dans un monde aussi laid que celui d’aujourd’hui, rempli de truands, de balles, et de morts jetés sur le bord de la route. Voyez comme dans une Colonie proche, où elle vend également ses œufs, des enfants comme ceux du terrain boueux d’ici, ont volé un bébé de quelques mois dans une maison et lui ont coupé la tête. Ils jetèrent le petit corps dans le ravin tout près, et conservèrent la petite tête sur laquelle ils écrivirent une sentence au crayon de couleur. Elle ne pense pas, comme on a pu le lire dans les journaux, qu’il se soit agi d’un rite sataniste. Pour elle, ce n’était rien d’autre que ce que font les enfants quand ils sont tristes et désœuvrés, surtout tristes, très tristes. Ou bien tout simplement étaient-ils en train de faire, ce qu’elle-même aurait aimé : éviter que ce bébé se convertisse en un enfant aussi triste qu’eux. Bien sûr, il faudrait les mettre en prison, ou mieux encore les tuer. Oui, évidemment, cela ne faisait aucun doute, il fallait les faire disparaitre, dans la terre, l’eau, le feu. Si quelqu’un essayait de faire du mal à son fils, elle lui arracherait les yeux elle-même. En tout cas, ce dont elle est certaine, c’est qu’elle fera tout ce qui est possible de faire pour que le monde soit moins laid pour son enfant.

Elle a enfin laissé derrière elle le chemin de terre et face à elle, couleuvre moribonde, s’étend, maintenant oui, la route goudronnée. La camionnette arrête de sauter et la question qu’elle redoutait dans la bouche de son enfant est prononcée. Si j’avais au moins acheté cette radio il y a quelques jours. « Où allons-nous ? » demande l’enfant.
Elle ne répond pas. Elle a peur qu’il pose d’autres questions. Elle ne lui dira pas où ils vont, pas plus que ce qui se trouve dans son coffre, ce ne sont pas des œufs, les œufs d’aujourd’hui ont tous été vendus.

De temps en temps son amie la serveuse, amène l’enfant à l’église pour voir les saints et pour prier. Elle lui a appris les chants que l’on chante à la messe, et, même si l’enfant n’y ait jamais allé, il les connait tous. Emmène le à la messe, dit avec insistance la Serveuse à Madame la Vendeuse d’œufs, apprend-lui à remercier Dieu pour tout ce qu’il a reçu.
La mère supplie donc son fils de chanter un des chants qu’il connaît, afin qu’il illumine de sa voix ce trajet au milieu de l’obscurité. Son intention est de le distraire de ses questions et qu’il ne sache jamais (jamais) que ce qui vient rebondir dans le coffre de la camionnette est un cadavre. L’enfant d’une voix grippée et tremblante commence à chanter. Pécheur d’hommes, s’appelle la chanson.

Arnoldo Galvez Suarez