Aujourd’hui mon p’tit coco, je vais te parler d’une artiste qui n’avait pas froid aux yeux : Artemisia Gentileschi (1593-1654). Et je te préviens, ça va saigner ! Prends tes billets, on s’envole pour la ville éternelle : Rome.
Rome, centre des arts
Le 8 juillet 1593 à Rome, le peintre Orazio Gentileschi reçoit un cadeau inestimable la veille de son anniversaire : sa femme Prudenzia accouche d’une petite fille, Artemisia !
Alors qu’elle sait à peine marcher, elle accompagne son père sur les chantiers où il officie en tant que peintre. Afin d’éduquer son jeune oeil à la peinture, il l’emmène contempler des oeuvres de grands maîtres dans les églises de la flamboyante Rome.
Rome rayonne car elle grouille d’artistes venus de l’Europe entière pour se rapprocher des appartements du pape. En effet, on est en plein dans le mouvement artistique baroque qui veut tirer la larme aux fidèles et enflammer leur foi : les saints et la Sainte Famille sont peints avec force de réalisme dans des mises en scènes tape-à-l’oeil et exubérantes. Cela est dû à la Contre Réforme catholique, promulguée au milieu du XVI ème siècle en réaction à la Réforme protestante, qui met le paquet.
Et cerise sur le gâteau, le pape Clément VIII désigne oklm l’année 1600 comme une année sainte qui célèbre la naissance de Jésus. Qui dit année sainte dit propagande moult commandes à des artistes pour s’en mettre plein les poches célébrer la religion chrétienne à travers leur art ! Donc je te dis pas comment ça se bouscule au portillon…
Bref, notre petite Artemisia grandit dans ce contexte effervescent et n’a bientôt qu’une envie : mettre au tapis cette horde de peintres en quête de gloire.
Pinceau et poignard
Vers ses onze ou douze ans, Artemisia est aux côtés de son père dans son atelier pour observer son travail mais aussi pour lui servir d’assistante. Elle broie les pigments, fabrique des pinceaux et prépare les toiles de son paternel comme tout bon apprenti-peintre de l’époque. Sa mère décède en 1605 : en tant qu’aînée de la fratrie et seule femme dans le foyer, elle doit également s’occuper des tâches domestiques. Mais très vite, la jeune fille va elle-même peindre, sous la direction de son père Orazio.
Ce dernier écrit en 1612 à la grande-duchesse de Toscane : » (Artemisia) ayant été formée dans la profession de peintre, a acquis en trois ans un talent tel que je peux me risquer à affirmer qu’elle n’a aujourd’hui pas d’égale (…) » Le papa poule est si fier de sa fille qu’il embellit sûrement la réalité. Pourtant, les peintures qu’elle réalisa durant son adolescence et qui sont parvenues jusqu’à nous, montrent un talent indéniable !
La Vierge allaitant, vers 1608-1609, Artemisia Gentileschi, huile sur toile, Collection particulièreLa jeune fille n’a reçu que des rudiments d’éducation, elle est illettrée et sait peu des bonnes manières. Pour ne rien arranger, son père la garde confinée dans la maison familiale, loin du regard des romains, et plus particulièrement, des hommes. Car Artemisia est très belle : des formes généreuses (le top à l’époque), une lourde chevelure auburn, des lèvres pulpeuses et un tempérament de feu. La jeune fille ne peut sortir de chez elle qu’accompagnée et seulement au petit matin, quand la ville est encore endormie. Les langues ne tardent pas à siffler et elle est victime de plusieurs ragots : son père la peindrait nue devant des amis, il serait amoureux d’elle, elle se prostituerait, serait paresseuse,… Mais Artemisia n’en a cure, comme son père, une seule chose lui importe : peindre. Et être la meilleure.
Alors qu’elle commence à prendre de l’assurance, Artemisia est victime d’un drame…
Le récit qui suit s’appuie sur un document qui est parvenu jusqu’à nous : la déposition d’Artemisia, lors du procès de mars 1612.
L’après-midi du 9 mai 1611, Artemisia, 18 ans, est seule chez son père, occupée à peindre. Tout à coup, elle entend une voix familière qui retentit derrière elle : « Ne peignez donc pas tant ! » C’est Agostino Tassi, collègue et ami de son père, qui s’est introduit dans leur maison sans y être invité. Artemisia n’a pas le temps de répondre que l’homme saisit sa palette et son pinceau pour les jeter au sol. Il ordonne à Tuzia, la servante des Gentileschi, de partir. La jeune fille la supplie de rester, terrifiée par le comportement d’Agostino. Mais la servante sort sans demander son reste. Il force Artemisia à arpenter avec lui l’atelier ; elle l’informe qu’elle ne se sent pas bien, qu’elle est fiévreuse. Et il lui rétorque : » C’est moi qui ai la fièvre, et je brûle bien plus que vous ! ». Agostino pousse la jeune fille dans sa chambre pour la marquer au fer rouge : il la viola. Après le dernier râle poussé par l’ordure, Artemisia se rue sur un couteau posé sur une table et le menace : » Je vais te tuer, tu m’as déshonorée ! » Elle se précipite sur lui mais ne réussit qu’à lui infliger une entaille au torse. Agostino la maîtrise et commence à tisser sa toile : il lui propose de l’épouser pour effacer l’acte odieux. Encore sous le choc, Artemisia accepte. Elle aura de nouveaux rapports avec lui durant plusieurs mois (sous prétexte qu’il lui prodiguait des cours de dessin), jusqu’à que son père apprenne le drame.
Sous le sceau de la honte, le feu qui gronde
Orazio mis au courant, la moutarde au max dans son pif, il ne consulte même pas sa fille et intente un procès à Agostino, son traître d’ami de pacotille qui a finalement annulé sa promesse de mariage .
Et là, c’est pire que Closer ou Voici, tout le quartier d’artistes où ils vivent, tout Rome, ne parle que de cette affaire. Artemisia a-t-elle vraiment été violée ? Déflorée ? Alors qu’elle se prostituait ? Le père n’est-il pas complice ? Coupable ? C’est la grosse honte pour le papa qui est déshonoré (oui oui) et Artemisia… souffre.
Pourtant, les témoignages en faveur de la jeune fille se multiplient, la décrivant comme une personne talentueuse et vertueuse. Le procès dure 9 longs mois durant lesquels Artemisia fera plusieurs dépositions et subira un examen humiliant. Deux obstétriciennes examinèrent son entre-jambes pour vérifier si son hymen s’était bel et bien fait réduire en miettes, le tout sous le regard d’un homme greffier.
Pour la détruire un peu plus prouver sa bonne foi, on la soumet à la torture. Ses doigts de peintre si précieux, si habiles, furent martyrisés. Le bourreau les enserre dans des cordelettes reliées à un manche qu’il tourne. Si la torture est poussée, les phalanges peuvent se briser. Artemisia vit ses doigts devenir blancs, puis violets, la douleur était insupportable mais elle maintint la version de sa confession. À la fin du supplice, la jeune femme ne pouvait plus bouger ses doigts, mais aucun n’était brisé.
Le juge rend son verdict : Agostino est condamné à 5 ans d’exil hors de Rome. Et voilà. Turlututu chapeau pointu. Pas de prison, pas d’amende, et en plus, le scélérat (protégé par de puissants mécènes) continuera à habiter à Rome tranquillou, sans qu’on lui dise quoi que ce soit !
Et oui, Artemisia est une femme, et au XVII ème siècle ce n’est pas la croisière s’amuse. La sexualité hors mariage c’est NO WAY et les femmes sont considérées comme des tentatrices qui ont constamment le feu au slip. Si elles ne sont pas correctement disciplinées, elles sont forcément coupables d’un quelconque méfait (#merciÈve). Artemisia exerce le métier de peintre, réservé aux hommes, c’est déjà suffisant pour douter de son honnêteté. Sans compter les ragots circulant à son sujet…
Je vous laisse lire la légende en vieux françois sous cette gravure représentant la « vraie nature » des femmes : maléfique/vertueuse.
48 heures après le verdict du procès, Artemisia se marie à Pierantonio Stiattesi, un gentilhomme endetté qui se rêvait la dot de la jeune fille. Pierantonio est beau, coquet et doux avec elle ; Artemisia peut enfin souffler un peu, son honneur est presque sauvé.
Un mois après le mariage, le jeune couple part vivre à Florence. Son mari est également peintre, mais face aux oeuvres d’Artemisia, les siennes sont à chier totalement éclipsées. Après avoir été sous la tutelle de son père, elle exerce maintenant son métier de peintre sous la tutelle de son mari (sait-on jamais). Néanmoins, Pierantonio est sympato et tient à ce qu’elle soit à l’aise : il lui meuble son atelier et lui achète régulièrement le matériel nécéssaire. De plus, il veille à ce qu’elle se fonde dans le moule de la bonne société florentine, elle apprend les bonnes manières, ainsi qu’à lire et à écrire.
Judith et Holopherne
C’est à Florence qu’Artemisia (19 ans lol) réalise son oeuvre majeure : Judith et Holopherne (1612)
Judith et Holopherne, Artemisia Gentileschi, vers 1612-1614, huile sur toile, Museo nazionale di Capodimonte, Naples
Tirée de la Bible, cette scène représente Judith, une jeune veuve habitant la ville de Béthulie (Israël) qui décapite le général Holopherne. Ce dernier, à la tête de l’armée asyrienne, est arrivé aux portes de la ville. La nuit tombée, Judith, accompagnée de sa servante, s’introduit dans le camp ennemi. Le général, charmé par sa beauté, l’invite à dîner. Rond comme une queue de pelle, il finit par s’endormir. Et là, Judith dégaine son épée et le dégomme.
Depuis la Renaissance, c’est un thème très en vogue chez les artistes. Une femme vertueuse qui prend les rennes pour défendre sa ville et sa religion, ça en jette et la Contre-Réforme kiffe à balles. En revanche, les artistes ont toujours peint cette scène après la décapitation, Judith et sa servante prêtes à prendre la fuite. Là, Artemisia n’y va pas par quatre chemins et nous montre le geste puissant de la jeune femme, la servante qui maintient fermement l’homme, le sang qui dégouline sur le drap. Alors Sherlock, une idée ?
1) Le premier à avoir représenté cette scène ainsi est Le Caravage (1571-1610) grand maître et initiateur de la peinture clair-obscur et ami d’Orazio, le père d’Artemisia.
2) Artemisia en a donc sûrement eu vent ou a peut-être même vu ce tableau en vrai.
3) Une femme vengeresse ? Le visage de Judith est celui d’Artemisia, c’est un autoportrait ! Et celui d’Holopherne ? Ce serait les traits de l’infâme Agostino Tassi…
L’affirmation d’une femme et d’une artiste :
Et c’est loin d’être la première fois qu’Artemisia se représente elle-même ! Au début de sa jeune carrière, cloîtrée chez son père, elle prit son propre corps réfléchi dans un miroir comme modèle pour ses représentations peintes de femmes. De plus, en tant qu’artiste femme vivant au XVII ème siècle, il lui était très difficile d’obtenir des modèles masculins pour s’exercer (voir des kikis c’est pas bien). Donc hop, elle tombait elle-même la culotte, et c’était parti pour un auto-examen dans les moindres recoins de sa chair !
Suzanne et les vieillards, Artemisia Gentileschi, 1610, huile sur toile, Pommersfelden, Schloss WeißesteinDans Suzanne et les vieillards, première oeuvre qu’elle signe de son nom, c’est son propre corps nu qu’elle représente à 17 ans. Cet épisode est lui aussi tiré de la Bible et Artemisia se l’est là aussi approprié. Suzanne, jeune femme vertueuse, s’apprête à se baigner lorsque surgissent deux vioques pervers qui veulent tâter de la chair fraîche. Artemisia a ici parfaitement rendu le corps de Suzanne en action, repoussant d’un geste de dégoût les pépés en rut. De plus, à force d’observer son propre corps, celui de Suzanne est très réaliste. En effet, à cette époque là, la majorité des peintres prennent pour modèles des hommes pour peindre des femmes… Ils arrondissent ensuite les formes comme ils peuvent. Car une femme qui se dévêtit c’est TABOU OUHOUUU et les prostituées, ça revient cher à force.
Voici quelques autoportraits d’Artemisia (mets le curseur sur les photos pour avoir les infos) :
À partir du moment où elle emménage à Florence, après son viol, Artemisia va prêter ses traits à des femmes fortes, fatales, séduisantes, myriade d’alter-egos qui manifestent son affirmation en tant que peintre et en tant qu’individu. En effet, peu de temps après être arrivée à Florence, sa renommée explose : la puissante famille des Médicis ainsi que de riches collectionneurs privés et des princes européens lui passent des commandes. Et chose rarissime, exceptionnelle pour une femme, elle devient en 1616 membre de la prestigieuse Accademia del Disegno (Académie du dessin) de Florence !
Sa façon de peindre, reconnaissable entre toutes, la force dramatique de ses personnages, sa capacité à réinventer les thèmes qu’on lui impose, font d’elle une artiste reconnue et accomplie. Dans une de ses correspondances elle écrira : » Vous trouverez en moi l’âme de César dans un corps de femme. »
Et Artemisia…. tombe amoureuse. Pas du gentil Pierantonio avec qui elle est mariée et a eu quatre enfants, mais de Francesco Maria un riche et distingué florentin. Il devient ami et protecteur du couple. Mais la coquinette ne se gêne pas pour échanger avec lui des lettres enflammées (et bien plus…) dont voici un extrait :
» Je me réjouis tellement du fait que vous m’aimiez à un point que l’on ne peut imaginer, si grand qu’est l’amour que Votre Seigneurie me porte, gardez-vous bien afin que je vous voie bientôt, car je vous attends avec grand désir. » le 5 mars 1619.
S’émancipant de son mari du côté de sa carrière comme du côté de son coeur, Artemisia multiplie donc les peintures de femmes fortes, souvent fatales et sensuelles :
Cliquer pour visualiser le diaporama.Poursuivis par l’administration florentine pour des dettes non réglées, Artemisia, Pierantonio et leur fille Prudenzia (la seule de leurs enfants qui n’est pas décédée) retournent à Rome où Artemisia continue à être auréolée de son succès. Elle séjourne ensuite à Venise, Naples, Londres puis revient à Naples en 1640. Et pour ne rien gâcher, entre temps elle quitte Pierantonio pour pouvoir profiter de son Francesco, près de qui elle terminera ses jours…
Artemisia souhaitait ardemment passer à la postérité. C’est pourquoi elle multipliait les envois de ses autoportraits à ses mécènes, amis et commanditaires. Je conclus ainsi sur cet autoportrait de 1637 où, richement habillée, couronnée de laurier, exerçant son art, Artemisia est au sommet de sa carrière.
Autoportrait, Artemisia Gentileschi, 1637, huile sur toile, Palazzo Barberini, RomeSources :
- Artemisia, 1593-1654, Roberto Contini (dir.), Francesco Solinas (dir.), catalogue de l’exposition au Musée Maillol du 14 mars au 15 juillet 2012, Gallimard, Paris
- Artemisia, Alexandra Lapierre, 1998, Robert Laffont, Paris
=> mine d’or d’archives retranscrites (procès, lettres,…)