Aujourd’hui, on va partir au XIX ème siècle, assister à un scandale auquel furent mêlés un grand sculpteur, des femmes nues et l’empereur Napoléon III en personne ! Le fautif ? Le sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux !
Un opéra pour tous les éblouir
Le soir du 14 janvier 1858, Napoléon III a chaud aux fesses puisqu’il échappe de peu à un attentat devant l’Opéra Le Peletier. C’est pourquoi, deux ans plus tard, il organise un concours pour la réalisation d’un nouvel opéra, mieux sécurisé et … BEAUCOUP plus beau. C’est l’architecte Charles Garnier, âgé de 35 ans, qui remporte le concours. Les planches à billets vont chauffer : ce sera le plus grand chantier pour le plus grand opéra du monde ! La crème de la crème des artisans et des artistes est recrutée, tout brillera de mille feux.
Pour garnir le rez-de-chaussée de la façade, Garnier embauche quatre sculpteurs à la pointe de la hype car tous lauréats du Prix de Rome. Les passants doivent en un seul coup d’oeil constater combien l’Empire français de Napoléon III est magnifique et prospère.
Chacun devra produire une sculpture représentant une allégorie liée à l’opéra :
– Le Drame lyrique : Jean-Joseph Perraud
– La Musique : Eugène Guillaume
– l’Harmonie : François Jouffroy
– La Danse : Jean-Baptiste Carpeaux, ami de Charles Garnier.
Les consignes sont strictes : pour une sculpture, réaliser un ensemble de forme pyramidale, composé de trois personnages, d’une hauteur de 3,75m et d’une largeur de 2,50m.
Les bons élèves : Le Drame lyrique, La Musique et l’HarmonieAprès avoir passé 3 ans à multiplier les esquisses, Jean-Baptiste Carpeaux pose ses coucougnettes sur la table et décide de faire le maboule d’innover. Ce ne seront pas trois personnages mais neuf qui formeront sa composition de La Danse ! Charles Garnier fronce un peu le nez mais il fait confiance au talent de son ami. En effet, Carpeaux a mûrement réfléchi sa sculpture où se mêlent l’influence antique et expressive de l’hellénisme au style baroque. Sept bacchantes forment une ronde dansante autour du génie ailé de la danse qui surgit avec vigueur. Le mouvement horizontal de la ronde combiné à la verticalité du génie, insufflent à la sculpture une impression de vie capturée dans l’instant.
Scandale en plein Paris
En 1869, l’opéra n’est pas complètement achevé, mais la façade avec ses quatre groupes sculptés est inaugurée. La foule des curieux, journalistes et critiques d’art se presse devant le bâtiment. Les statues sont dévoilées, et là ça vrille sévère : mais qu’elle est donc cette débauche sculptée ? Qui l’a réalisée ?! Ce n’est certainement pas Perraud, Guillaume et Jouffroy qui ont bien respecté les standards classiques. C’est ce connaud de Carpeaux ! Les gens deviennent fous, choqués par le réalisme de la sculpture. En effet, Carpeaux a utilisé comme modèles des danseuses de l’Opéra, des acrobates et des modèles professionnels. Les corps sont bien trop réels !
Certains saluent le génie de Jean-Baptiste Carpeaux mais ce sont les voix les plus outrées que l’on entend le plus.
« Ces ménades aux chairs flasques, molles et usées, aux seins tombants, au ventre plissé (oh! rien n’a été omis), dont les bras et les mains peuvent à peine s’entrelacer, dont les jambes qui fléchissent, semblent s’avachir en quelque sorte sous leur corps fatigué, ces ménades, dis-je, ne sont-elles pas ivres ? N’ont-elles pas abusé de tout ? (…) Elles sentent le vice et puent le vin. »
(C. A. de Salelles, le Groupe de la Danse de M. Carpeaux jugé au point de vue de la morale, ou Essai sur la façade du Nouvel Opéra, 1869).
Quant à Emile Zola, il est gentiment monté dans sa soucoupe pour partir dans la stratosphère :
(…) Sur cette façade bête et prétentieuse du nouvel Opéra, au beau milieu de cette architecture bâtarde, de ce style Napoléon III, honteusement vulgaire, éclate le symbole vrai du règne. (…) Tout ment dans cette grande bâtisse, l’empire y cache ses nuits chaudes sous un peinturlurage de jouet à treize sous.
Mais tout à coup, des corps vivants de femmes sortent de cette grande boîte à momie, barbouillée de jaune et de rouge. Il crie (le groupe sculpté) : Et ta sœur ! dans la façade morne. Il « engueule » les autres groupes : « Eh ! les amis, ne faites pas tant votre tête ! Nous sommes tous aussi soûls les uns que les autres, et vous êtes encore de rudes canailles, de rester là à faire de la dignité ! » Il se déhanche, il se pâme, il vit seul la vie de l’empire, au bas du grand mensonge de l’édifice.
Parfois l’art a de ces cris inconscients de vérité. On croit avoir soigneusement tiré les rideaux de l’alcôve ; on s’imagine les avoir drapés d’une façon chastement grave. Et voilà que des jambes de fille passent brusquement, toutes frémissantes. »
(Emile Zola, la Cloche, 22 avril 1870)
En réalité, l’écrivain est très remonté contre le régime impérial dont il juge les moeurs « légères », proches de la débauche. Il fait ainsi un parallèle avec cette oeuvre hautement expressive. Plus profondément, il ne supporte pas, entre autres, le train de vie hautement luxueux de la cour impériale alors que des milliers de français vivent dans des conditions misérables. (plus de précisions ici)
Edmond de Goncourt n’est pas en reste en utilisant dans son Journal l’expression « faire le groupe de Carpeaux », pour désigner… une orgie.
Parmi les admirateurs, une femme anonyme, est rendue chaude comme une baraque à frites à la vue du torse du génie ailé. Elle demande par écrit à Carpeaux de lui « faire savoir l’heure et le lieu où elle puisse voir celui qui [lui] a servi de sujet ».
Une oeuvre censurée ?
Au petit matin du 27 août 1869, scandale : dans la nuit, de l’encre a été jetée sur la statue ! Le groupe sculpté, souillé, fait la une des journaux :
L’accident Carpeaux, André Gill, 11 Sep 1869, Photo (C) Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice SchmidtBon, même si c’est une farandole de culs nus, cela reste une oeuvre d’art ; les parisiens, qui ont toujours leur mot à dire, sont très remontés ! Heureusement, un chimiste trouve une solution pour nettoyer la statue sans la détériorer. Cinq jours après l’accident, les taches ont disparu mais le coupable est introuvable …
Tout ce petit monde ne va pas rester longtemps abattu puisque très vite, la sculpture qui a retrouvé de sa superbe, va à nouveau être critiquée. Carpeaux, qui n’en peut plus, demande le soutien de l’empereur. Napoléon est bien embêté car il aime bien cette danse aux airs coquins mais n’apprécie pas que le peuple élève un peu trop la voix. Surtout devant son opéra flambant neuf ! Avec le soutien de Garnier, il demande donc à Carpeaux de réaliser une autre sculpture. Mais le sculpteur leur dit « niquez-vous » exprime son refus dans une lettre ouverte publiée dans Le Figaro. Le destin fait bien les choses puisque la guerre franco-prussienne se déclare, suivie de la Commune. Les problèmes de fesses sont oubliés, il y a d’autres priorités !
Le soir du 5 janvier 1875, jour de l’inauguration de l’Opéra, plus de 2000 personnes sont invitées pour admirer l’oeuvre de Garnier enfin achevée. Napoléon III, qui a claqué deux ans auparavant, est remplacé par le président de la République Mac Mahon pour mener l’inauguration. Les hommes portent leurs plus belles redingotes et les femmes brillent de mille feux, parées de bijoux et de toilettes somptueuses. On s’exclame devant l’audace de l’architecture qui mêle le style classique au baroque dans un déluge de dorures et de marbre. Charles Garnier, encore trop associé dans les esprits au Second Empire, n’est même pas invité, il dut payer sa place (120F) pour assister à l’inauguration de son propre chef-d’oeuvre ! Heureusement, il eut droit à une belle ovation.
Inauguration de l’Opéra. Ovation à M. Garnier à sa sortie de l’Opéra, dessin de M. Lix, le Monde illustré, 16 janvier 1875.Jean-Baptiste Carpeaux meurt le 12 octobre 1875 d’un cancer de la vessie. Et oui.
L’artiste mort, hors de question de salir son honneur, le groupe sculpté devient intouchable !
Mais en 1964, la pollution finit par déloger l’oeuvre qui commence à s’endommager… Heureusement, une copie exécutée par le sculpteur Paul Belmondo (le papa de… JEAN-PAUL oui messieurs dames !) la remplacera sur la façade de l’Opéra. L’originale, restaurée, peut aujourd’hui être admirée au Musée d’Orsay.
La Danse de Carpeaux (l’originale) au Musée d’OrsaySources :
- Catalogue de l’exposition Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) au Musée d’Orsay, collectif, Paris, co-édition musée d’Orsay/Gallimard
- Cours de CHAPPEY Frédéric, L’art de la sculpture au XIXe siècle, Université de Lille 3