Vous êtes le fils du philosophe Jean-François Revel et de l’artiste peintre Yahne Le Toumelin.
Quelles valeurs vous ont transmis vos parents? Matthieu Ricard : Mon père, sans doute la rigueur intellectuelle. C’était un penseur très indépendant. Il n’a jamais voulu s’associer par exemple à un parti politique, de peur de perdre son franc-parler. Il était connu de ce point de vue là. Ma mère, c’était toutes les qualités que l’on espère d’une mère. Sa chaleur et toute sa sensibilité d’artiste aussi. Mais c’est surtout ses qualités de grande bonté, de compassion, qui continuent à m’inspirer. Après, j’ai fait mon chemin…
Vous partez en Inde en 1967, rencontrer les grands maîtres spirituels tibétains. Quel a été l’élément déclencheur ? Je m’y suis intéressé en partie grâce à ma mère et à son frère Jacky Le Toumelin, grand navigateur. J’ai beaucoup lu quand j’étais adolescent sur la spiritualité, mais sans aucune pratique. J’ai été élevé dans la laïcité, je n’ai pas pratiqué de religion jusqu’à l’âge de vingt ans. Et puis, j’ai vu des documentaires réalisés pour la télévision française par Arnaud Desjardins. Quatre films d’une heure sur tous les grands maitres tibétains qui avaient fui l’invasion chinoise au Tibet, réfugiés sur les versants indiens de l’Himalaya. Je me suis dit : Voilà ! Il y a vingt Saint François d’Assise, vingt Socrate, vivants aujourd’hui, j’y vais ! J’ai profité à l’Université d’avoir six mois de vacances pour voyager en Inde et rencontrer ces maitres. A mon retour, je me suis aperçu de l’impact que ça avait eu sur moi, l’inspiration très forte que ces maitres m’avaient donné. J’y suis retourné sept fois.
Après avoir complété votre thèse en génétique cellulaire, vous décidez de vous établir dans l’Himalaya où vous devenez moine bouddhiste. Vous avez la chance immense d’y vivre auprès de grands maîtres tibétains, dont Kanguiour Rinpotché, Dilgo Kyentsé Rinpotché et le XIV° Dalaï-Lama. Un maître tibétain, c’est quelqu’un qui n’a rien à perdre, ni rien à gagner, mais tout à partager et à donner en termes d’expérience, de conseils spirituels, pour guider un disciple sur le chemin, pour le faire passer de l’ignorance à la sagesse, de la confusion mentale à la lucidité. Un maître vous enseigne à ne plus être le jouet de vos émotions destructrices comme la haine, l’avidité, la jalousie, à être libre intérieurement. C’est un programme d’une vie entière avec quelqu’un qui a l’expérience, qui a parcouru ce chemin. Pour moi, c’est une sorte d’atout et de présence irremplaçables. Même si mes maitres ne sont plus en vie, mis à part le Dalaï-Lama, ils continuent d’inspirer chaque journée de mon existence.
Vous êtes l’interprète français du Dalaï-lama depuis 1989. Quelle est votre relation avec sa Sainteté le Dalaï-Lama ? Ma relation, c’est beaucoup dire. Je le sers en tant qu’interprète, je lui prête ma voix en français. Je participe aussi à des rencontres avec des scientifiques dans le cadre de l’Institut "Mind and Life", qui vise à rapprocher des contemplatifs, principalement des bouddhistes, mais aussi des chrétiens et autres, avec des scientifiques pour voir comment gérer par exemple la question de l’éthique de l’environnement. Nous avons ainsi organisé une édition sur la neuro-plasticité. Dans quelques jours, je participerai à une rencontre sur l’éducation. Comment rassembler la science et les voies contemplatives pour essayer de contribuer à quelque chose de bénéfique pour la société ? Je rencontre généralement le Dalaï-Lama deux fois par an. C’est toujours un bain de jouvence spirituel, parce que c’est quelqu’un qui est absolument transparent. C’est à dire qu’il est exactement le même dans le privé ou dans le public, devant la personne qui nettoie l’étage de l’hôtel où il loge ou devant un Chef d’état. Il n’y pas de double langage, il n’y a pas de façade. C’est une personne qui a un cœur immense et qui le montre.
La question n’est pas de savoir si la vie a un sens, mais comment puis-je donner un sens à ma propre vieDalaï-Lama
Vous vous êtes prêté à de nombreuses expériences neuroscientifiques, dans le cadre de recherches pratiquées sur des centaines d'adeptes avancés de la méditation. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Tout a commencé lors d’une rencontre organisée par l’Institut Mind and Life en 2000, qui était consacrée aux émotions destructrices. A cette occasion, le Dalaï-Lama a dit: « c’est très bien tout ça, mais en quoi pouvons nous vraiment contribuer à la société ? » L’idée, c’était de proposer un programme de recherches, avec des scientifiques de très haut niveau et des méditants qui ont fait entre 20.000 et 50.000 heures de méditation. L’objectif était de voir si au bout de ces 50.000 heures, il y avait des changements importants dans la structure de leurs cerveaux, de manière fonctionnelle. Ancien scientifique, intéressé par ces questions, je me suis porté volontaire. On s’est aperçu qu’il y a des changements importants dans le cerveau, structurels et fonctionnels. C’était passionnant ! L’idée était d’étudier ensuite les éventuels changements si vous méditez 20 minutes par jour, pendant 3 mois. On s’est aperçu qu’on pouvait réduire le stress, renforcer le système immunitaire et augmenter l’attention. Et aussi, ce qui m’intéresse plus particulièrement, on pouvait magnifier l’altruisme et le comportement pro-social des gens. Maintenant ces travaux se sont considérablement diversifiés et amplifiés, il y a eu de nombreuses publications. Une étude pilote avec des méditants à long terme a déjà montré que sur le plan structurel et métabolique, leurs cerveaux sont aux alentours de 20 ans plus jeunes par rapport à un échantillon lambda. Cela donne de l’espoir…
Vous photographiez depuis cinquante ans les maîtres spirituels, les monastères, les paysages du Tibet, du Bhoutan, du Nord de l’Inde et du Népal. Comment est née votre passion de photographe ? La passion pour la photographie, je l’ai depuis que je suis tout jeune. Et puis, j’ai rencontré de grands photographes, dont Henri Cartier-Bresson qui ne s’intéressait pas du tout aux quelques photos que je lui ai montrées à l’époque... Je ne sais ni bien écrire comme mon père, ni bien peindre comme ma mère. La photographie, c’est un moyen d’expression qui me plait beaucoup. Cartier-Bresson disait: « on est pris par une photographie, on ne la prend pas ». Il y a des paysages ou des visages qui vous sautent aux yeux. La technique finalement ça vient avec l’expérience, des rencontres avec d’autres photographes. Au départ, j’étais photographe amateur, puis j’ai publié un livre et je suis devenu soit disant un professionnel… je suis pourtant toujours la même personne.
La vie spirituelle de Matthieu et son appareil photo ne font qu’un, de là surgissent ces images fugitives et éternellesHenri Cartier-Bresson
Vous consacrez l’intégralité de vos droits d’auteur à plus de deux cents projets humanitaires en Asie, dans la santé, l’éducation, par le biais de l'association que vous avez créée en 2000 Karuna-Shechen. Quelle est son histoire? L’aventure a commencé avec un bienfaiteur qui m’avait demandé si on pouvait faire quelque chose à l’intérieur du Tibet. On a essayé. On a fait une école et une clinique. Cela a bien marché. Alors, on en a fait plus. Je venais de publier en 1997 mon premier livre « Le moine et le philosophe ». J’ai décidé de rajouter tous les bénéfices du livre à ce que nous donnait ce bienfaiteur. Avant même de fonder Karuna, nous avions déjà initié plus de trente projets au Tibet. L’an dernier, nous avons aidé 300.000 personnes sur le plan de la santé, de l’éducation et des services sociaux, dans le nord de l’Inde dans deux provinces très déshéritées, exploitées par les multi-nationales pour leurs minerais. Au Népal, qui a souffert de grands tremblements de terre en 2015, nous avons pu aider deux cent vingt mille personnes, dans six cents villages. Au Tibet oriental, c’est plus compliqué, mais on y arrive. Voilà, c’est une grande joie de pouvoir faire ces projets. L’une des raisons aussi de ma venue à Singapour c’est de trouver de l’aide parmi les philanthropes, afin de pouvoir mener à bien ces projets. Cela représente presque 3 millions d’euros par an. Au moment du tremblement de terre au Népal, je peux vous dire en toute fausse modestie que nous avons apporté davantage d’aide globalement que le gouvernement français ! Cette petite ONG a finalement réussi à prendre un peu de poids, pour ce qui est de se mettre au service des autres.
Vous venez de participer à une conférence organisée avec Chade-Meng Tan à la Singapore Management University «Alltruism and Change ». Comment cultiver l’altruisme et la bienveillance dans nos sociétés individualistes ? Tout d’abord, il me semble que l’on sous-estime la banalité du bien. On est toujours à l’écoute des nouvelles tragiques qui se passent dans le monde. Mais on sait que la violence n’a cessé de décliner au cours des siècles, quoiqu’on en dise. La banalité du bien, c’est le fait que, la plupart du temps, la majorité des 7 milliards d’habitants se comportent de manière décente les uns envers les autres. Si l’on songe aux défis de notre temps, l’égoïsme n’est pas une solution. Cela ne va pas donner une société harmonieuse. Cela ne va pas résoudre le réchauffement climatique. Cela ne va pas réduire les inégalités qui vont croissantes dans tous les pays de l’OCDE. Par contre, la considération d’autrui, une économie plus solidaire, une meilleure qualité de vie, l’accès à l’éducation, l’accès à la santé, oui. Et surtout la considération d’autrui pour les générations à venir qui vont souffrir de notre manière d’agir irréfléchie aujourd’hui. Et ils vont nous maudire : « vous saviez et pourtant vous n’avez rien fait ! » Mais si vous prenez les meilleurs spécialistes au monde de l’environnement, les mettez autour d’une table de discussion avec des hommes politiques, des décideurs, des institutions, avec des financiers qui mènent un peu la danse, alors… S’il y a un concept pragmatique, et non pas utopique, qui permet de parler de la même chose, c’est bien la considération d’autrui ! L’intérêt personnel à court terme ne résoudra pas la question. Le grand défi du XXIème siècle, c’est la question de l’environnement, car des souffrances immenses peuvent s’en suivre. La planète, elle, survivra, qu’il y ait des êtres humains ou pas. La crise des réfugiés aujourd’hui n’est rien, par rapport à ce qui pourrait être engendré s’il y avait 250 millions de réfugiés climatiques... Ce sont des choses difficiles à envisager. Si la maison prend feu maintenant, tout le monde court. Si la maison risque de prendre feu dans 50 ans, tout le monde dit « on verra bien ». Malheureusement il est souvent trop tard pour agir face à ces difficultés, il y a des points de bascule, notamment pour l’environnement. L’altruisme est la seule et unique solution pragmatique, pour réconcilier ces échelles du temps.
C’est à chacun d’entre nous de décider s’il marchera dans la lumière de l’altruisme créatif, ou dans les ténèbres de l’égoïsme destructeurMartin Luther King
Quels sont vos projets ? A 72 ans, j’aimerais bien recouvrer un peu ma liberté... M’occuper de ma mère de 94 ans, retrouver mon ermitage, ne pas mourir dans un aéroport... Ce n’est pas vraiment égoïste, c’est sans doute légitime de vouloir retrouver les aspirations que j’avais quand je suis parti il y a 50 ans étudier auprès de grands maitres spirituels. Courir à droite, à gauche, même si c’est pour parler de choses utiles, un jour il faut mettre une limite.
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Source : Le Petit Journal