Le scientisme, sous sa forme achevée, procède à d'autres réductions encore : 1. La réduction de la science à la science déjà faite, déjà formalisée. La science en train de se faire, comme l'a illustré Henri Poincaré à partir de son expérience de l'invention mathématique, est proche de la poésie et de ses imprévisibles inspirations. Réduire la science à la science déjà faite, c'est confondre la recherche avec la preuve, la nouveauté de l'acte créateur avec les routines de la démonstration. 2. La réduction de tous les actes de la vie à la juridiction suprême de cette science. Même pas science vivante, toujours en naissance, mais science morte. Tout ce qui n'est pas réductible au concept, à la logique et à la loi n'a pas droit à l'existence. Tel est le postulat. « Irrationnels » l'amour et le sacrifice de sa vie à ce qu'on aime, « irrationnelle » la création artistique, « irrationnelle » la foi des martyrs, au double sens de témoins et de torturés. Quelle pauvre et plate conception de la raison découle de cette conception de l'irrationnel ! Une conception plénière de la rationalité ne saurait faire abstraction d'aucune dimension de la vie. Un peu de savoir, c'est-à-dire la science enseignée, la science déjà faite, conduit au dogmatisme. Un peu plus de savoir, c'est-à-dire la science en train de se faire, la recherche scientifique, conduit à se poser des questions. Plus encore de savoir, c'est-à-dire l'invention scientifique, si proche de la création poétique située dans l'ensemble des créations humaines, conduit à la prière. Une rationalité purement analytique, partielle, stérilisée et stérilisante ne retient qu'un fragment de nous-mêmes et rejette dans les ténèbres extérieures à ses « lumières » tout ce qui fait le sens et la joie de vivre. Une raison digne de ce beau nom ne doit-elle pas être le lien entre la totalité de l'homme et la totalité du réel ? Kant niait la possibilité d'une « intuition intellectuelle », en laquelle s'abolit la frontière entre le sujet et l'objet. Il était lui-même captif d'une conception si étroite de l'entendement (réduit au concept, aux catégories de la logique, de la causalité, et de la loi) qu'il perdait la dimension essentielle de l'homme. L'homme est lié au réel, il en contient en lui tous les degrés d'existence, la nature entière est mon corps, — mon existence comme personne ne se constitue pas à partir d'un « je pense », où le « je » est réduit à l'individu et la pensée au concept, mais à partir de ma relation avec l'autre. La transcendance est faite de tout le foisonnement de la vie, de cette vie qui échappe au concept. Kant ne peut en parler que par conjecture, comme d'une inaccessible « chose en soi », comme quiconque s'est enfermé dans la prison du concept. A partir de ces prémisses inconscientes, empruntées à la géométrie d'Euclide, à la physique de Newton et à l'insularité cartésienne du « je pense », qui ne peut conduire qu'à la solitude ou à la foi du charbonnier, Kant se condamnait à construire une philosophie du « comme si ». Il étend, contrairement à ses propres principes, la causalité à la « chose en soi », comme si elle était la source de nos perceptions ; il postule comme toute science cette correspondance miraculeuse des catégories de notre entendement avec le réel, « comme si » elles émanaient de la même source ; enfin, il nous faut agir « comme si » nous étions à la fois immortels, libres et sujets d'un dieu moralisant.
Que d'invraisemblables prodiges pour une philosophie qui se veut critique ! Pourquoi ne pas reconnaître que l'intuition intellectuelle n'est pas « non rationnelle » mais simplement « non conceptuelle » ? Cette conception exige beaucoup moins de postulats : si l'on a d'abord sectionné dans l'homme, avec Kant, une intelligence réduite au concept, à la logique et à la causalité, il est en effet impossible d'imaginer une connaissance coextensive au réel, un réel entièrement transparent à la connaissance. A moins d'appauvrir ce réel au point de le faire entrer dans le lit de Procuste de la « grande logique » hégélienne, réduisant toutes les métamorphoses de la vie, tout le développement du réel au développement du concept et de sa contraignante dialectique. L'ensemble de ces postulats scientistes et technocratiques est le fondement de la barbarie occidentale. De toutes les meurtrissures qu'elle inflige à la vie des hommes et des peuples. Cette maladie analytique de tout couper en deux dans la réalité concrète sans pouvoir ensuite recoller les morceaux, crée ainsi de toutes pièces ces faux problèmes philosophiques qui, je l'ai déjà dit, ne sont insolubles que parce qu'ils sont mal posés : dualisme de l'âme et du corps, de la matière et de l'esprit, du temps et de l'éternité, du fini et de l'infini, du déterminisme et de la liberté, de l'homme et de Dieu, de la nécessité et de la grâce, pour aboutir à la pire des absurdités : l'opposition du matérialisme et de l'idéalisme, problème sorti tout armé du dualisme cartésien faisant de l'homme une âme greffée sur une mécanique, un cadavre accouplé avec un fantôme. Les uns se disent matérialistes parce qu'ils n'ont retenu de lui que sa mécanique (même sous ses variantes dialectiques) et les autres (idéalistes de tout poil) son insularité de l'esprit, associée, par un coup de force, au dieu frigide de saint Anselme. Je dis bien : barbarie « occidentale », car — nous aurons l'occasion d'y revenir à propos de l'hindouisme — l'Inde, depuis trois millénaires, avait découvert que « ce qui connaît », ce n'est pas un cerveau monté sur deux pattes, mais l'homme tout entier. Cette voie royale a été très tôt abandonnée en Occident, par Socrate d'abord (cet « homme anormal », disait Nietzsche, anormal par sa manie de tout réduire au concept). De tout le reste de la vie, il ne subsiste, dans sa philosophie, qu'un moignon atrophié : ce pauvre « démon » qui ose parfois s'infiltrer dans les fissures de la raison. La pensée occidentale n'a soupçonné que sous des influences orientales qu'il y avait plus de choses sur la terre et dans le ciel que le concept ne peut en contenir. Pythagore et Platon doivent beaucoup plus à la Perse et à l'Inde que les hellénistes ne le disent. Tout ce qui n'est pas mathématique, chez Platon, depuis Veros jusqu'au soleil de l'idée du Bien, porte la trace des mystères orphiques venus de l'Orient. Le néo-platonisme de Philon et de Plotin est né à Alexandrie, centre de brassage de toutes les formes de pensée orientale, et Plotin lui-même suivit l'expédition de Gordien pour étudier la pensée de la Perse et de l'Inde. Toutes les formes juives ou chrétiennes de la gnose en découlent. Maître Eckhart retrouvera, à travers les doctrines de l'Islam, la grande tradition indienne de l'unité de l'homme et de Dieu. Spinoza, à travers Maïmonide, la vision que celui-ci avait découverte chez les soufis musulmans, tributaires eux-mêmes des visionnaires de FInde. Jacob Boehme, à partir des spéculations des romantiques allemands, rejoindra confusément l'idée maîtresse de l'hindouisme : au-delà de l'être et du non-être, il y a l'acte, il y a la liberté. Ces quelques réflexions n'avaient pas pour objet de mettre en accusation la science, mais simplement de relativiser chaque science et d'en énoncer les postulats. Ce que nous appelons emphatiquement « la science » est, plus humblement, « la science occidentale », une science séparée de la sagesse, c'est-à-dire de la réflexion sur les fins. De cette séparation est né ce « rationalisme infirme », fondement de l'abêtissement scientiste et technocratique, qui, faute de reconnaître ses postulats et sa dépendance d'une conception globale de l'homme et de ses fins, est devenu à lui-même sa propre fin. Ceci doit être clair : ne pas avoir conscience de ses propres postulats
rend la raison débile. Roger Garaudy, Extrait de "Appel aux vivants". A SUIVRE