(Brèves de lecture) Dominique Quélen, Marie de Quatrebarbes, Camille Loivier

Par Florence Trocmé

Trois "brèves de lecture" de livres de Dominique Quélen, Marie de Quatrebarbes et Camille Loivier par Ludovic Degroote et Camille Brantes.
Dominique Quélen, Revers, Flammarion, 140 p., 16 €
Revers : fragments à contrainte dissoute mais dont on remarque la coercition par des éléments tangibles : calibrage du fragment, ponctuation limitée aux points, juxtaposition d’éléments apparemment incohérents, par exemple. L’architecture à l’arithmétique particulière – intérieure dans la mesure où on trouve des références qui semblent personnelles et une réflexion sur la poésie, extérieure puisqu’elle est structurée par des principes qui doivent tenir d’une détermination objective – fabrique un dédale où le lecteur se perd dès qu’il croit s’y retrouver. « Le texte est moins lisible à force d’être lisible. C’est ce texte. La forme et le travail rendent sibyllin ce qui s’y dit » (p. 102). Trois parties composent ce livre dont la dernière aboutit à l’ensemble vide, cependant moins vide qu’il n’y paraît, quand on observe certaines récurrences thématiques qui semblent présenter un kaléidoscope de l’auteur : le désordre est un ordre singulier, que le poème est apte à organiser dans cette sorte de balle au mur qui s’adresse à un « tu » qui se défendrait d’un je. Potentialité du langage comme une feuille de papier potentialiserait un origami : « Impuissant avec le seul langage que tu aies » (p. 103), ce que nie ce livre. La violence et le tragique (« Pas mort mais fait d’un truc mort et creux où la mort est enclose » p. 92 ; « Charnier où je vis ! » p. 43) s’entremêlent à un burlesque que provoque une logique plutôt non repérable qu’absurde.
Ludovic Degroote

***
Marie de Quatrebarbes, Gommage de tête, Eric Pesty Editeur, 2017, 80 p., 13€
Le livre est fin, moins d’une centaine de pages mais sensiblement visible sur le bureau. La main saisit l’objet, couverture bleu barbeau, typographie élégante, papier tenu ; depuis 2005 l’association Eric Pesty Editeur continue d’offrir un bel espace éditorial à des œuvres contemporaines.
Publié fin 2017, le nouveau recueil de Marie de Quatrebarbes emprunte son titre au Eraserhead de David Lynch. Premiers indices donc : noir et blanc, musique concrète et midnight movies. Il s’ouvre sur une citation de Marcel Duchamp : « Perdre la possibilité de reconnaitre / d’identifier 2 choses semblables ». Dernier indice et début de réponse/démarche : hésitation entre prose et vers et musique en creux.
Haute technicienne, Marie de Quatrebarbes nous soumet à un exercice de thermodynamique textuel : changement d’état de la phrase et transition de phase lors du passage d'un état du mot à un autre. Le flou est là mais diablement précis : composé en six sections, avec pour chacune une logique, un agencement propre, Gommage de tête déroule ses saynètes, tantôt ballades romantiques tantôt space-opéras à la recherche d’une narration introuvable. Une histoire pourtant se dessine – impossible à résumer. C’est une ligne de récit semblable à une ligne d’horizon. On distingue mais on ne saurait voir ; c’est là où réside le magnétisme de ce recueil.
Camille Brantes  

***
Camille Loivier, éparpillements, Editions Isabelle Sauvage, 142 p. 18 €
« Chacun a une maison vide abandonnée / dans un coin de la mémoire » (p.47), ces deux vers associent ce qui fait le cœur de ce livre. On y trouve des lieux où l’auteure a vécu, espaces peuplés d’objets que le souvenir conserve au-delà de leur perte ou de l’abandon - lien complexe avec le temps, dans la mesure où le présent est truffé de passés disparus : « le temps consacré à ce que l’on aime est court » (p. 75). Pas de sélection ou de hiérarchie dans ce qui demeure en mémoire : à côté des horloges (nombreuses, soulignant la présence du temps) ou d’une lampe de piano, apparaissent par exemple une « vieille éponge ratatinée » (p. 63) ou des déchets (« nous sommes les détritus » p. 33) – autant de traces de passages dans ces maisons et leur environnement, puisque sont intégrés des arbres ou des hirondelles par exemple, qui reviennent après leur période migratoire, un peu à l’image de l’auteure. La dimension autobiographique demeure discrète et pudique alors qu’elle aurait pu servir de centre à un tel livre, les quelques éléments familiaux mentionnés ne prédominant pas ; ce qui prévaut interroge ce que la présence mémorielle de ces objets déclenche : émotion, méditation, rêverie, humour. Ni élégie ni nostalgie, le poème déplace parfois la question du lieu vers celle de l’être où se concentrent ces éparpillements : « je suis la maison car je me disperse en chaque objet (...) // et même ces objets de nulle personne / me disent ce que je suis » (p. 106). Disparition et encombrement s’entremêlent dans un même mouvement puisque ce qui a quitté la réalité connue se loge comme il peut dans la mémoire, privilégiant non ce qu’on habite mais ce qui nous habite, et fabriquant peut-être un trop-plein qui masquerait la crainte du vide : « le nomade a sa maison en lui / il ne reste pas il ne quitte pas / c’est le sédentaire qui se perd / c’est lui qui erre » (p. 131).
Ludovic Degroote