Critique du Rabelais de Jean-Louis Barrault, vu le 6 mars 2018 au Théâtre Montansier
Avec Etienne Bianco, Clémentine Billy, Loïc Carcassès, Aksel Carrez, Ghislain Decléty, Inès Do Nascimento, Pierre-Michel Dudan, Délia Espinat-Dief, Valentin Fruitier, Constance Guiouillier, Thomas Keller, Nicolas Le Bricquir, Olivier Lugo, Juliette Malfray, Mathias Maréchal, Ulysse Mengue, Pier-Niccolo Sassetti, Jérémy Torres et Agathe Vandame, dans une mise en scène de Hervé Van der Meulen
Vendredi dernier, lors de la cérémonie des César, Antoine Reinartz remporte la célèbre statuette de meilleur acteur dans un second rôle pour saluer son personnage de 120 battements par minute. Ancien élève du Studio Théâtre d’Asnières, la réussite du comédien met en lumière cette école de théâtre, lieu d’apprentissage unique en France. Dans le même instant, peut-être moins médiatisé mais tout aussi intéressant, le dernier spectacle d’Hervé Van der Meulen prend forme au Théâtre Montansier. Sur scène, 19 comédiens, dont la plupart sont encore en apprentissage, vont donner vie à Rabelais sous forme d’une épopée complexe, captivante, et gargantuesque.
Dans Rabelais, Jean-Louis Barrault a compacté l’oeuvre entière de l’auteur pour en faire un spectacle – spectacle qui, à l’époque, durait plus de 4h. Pantagruel, Gargantua, puis les Tiers, Quart, et Cinquième Livre sont à l’honneur dans cette pièce qui n’avait pas été jouée depuis 1968 et qu’Hervé Van der Meulen reprend en coupant un peu : le spectacle ne dure plus que 3h, entracte compris. La naissance incroyable de Gargantua, l’enfance extraordinaire de Pantagruel, les histoires de Panurge, et enfin leur voyage jusqu’à l’oracle de la Dive Bouteille pour résoudre les interrogations de ce dernier face au mariage, prétexte pris pour l’exploration et l’évocation ou la critique de différents modes de gouvernement, sont adaptés spécialement pour la scène.
Son époque, ou bien la notre ? Le texte, et particulièrement le prologue résonnent étrangement contemporains. Dans la première partie, on prend un malin plaisir à retrouver les aventures de Gargantua et Pantagruel, et le regard acéré que porte Rabelais sur ses contemporains et sur le monde en général. La deuxième partie est plus complexe, peut-être moins digeste, et la langue évolue également, nous portant plus vers un traité philosophique que vers un conte. Les cinq îles évoquées par les personnages, passage obligé pour accéder à l’oracle de la Dive Bouteille, sont autant de points de vue de l’auteur sur la société telle qu’elle est ou telle qu’elle devrait être ; jugement d’autant moins accessible aujourd’hui que la place de la religion a bien évolué – on comprend donc le propos comme une satire là où Rabelais évoquait davantage une utopie religieuse beaucoup plus libre.
Mais si mes oreilles lâchent parfois devant un propos nébuleux, jamais mes yeux ne quitteront la scène. La proposition d’Hervé Van der Meulen est foisonnante mais jamais artificielle. Les magnifiques photos de Laurencine Lot en témoignent : on connaît le talent de notre plus grande photographe de théâtre aujourd’hui, mais, mis au service du travail d’Hervé Van der Meulen, cela confère une dimension encore supérieure aux clichés. En effet, la vie et la folie qu’il instaure sur scène traversent les photos et nous donnent envie de nous joindre à la fête.
C’est exactement la même sensation qui s’empare de nous au cours du spectacle : rejoindre ces gais lurons et prendre part à la révolution humaniste rabelaisienne. Il faut dire que le plateau est toujours en mouvement, et que les comédiens se donnent corps et âme pour défendre leur partition : musiciens, chanteurs, danseurs, rien ne semble leur faire peur, mais rien n’est laissé au hasard : ici, les mouvements ne viennent pas combler un manque d’idée, au contraire. Jamais brouillonnes, les chorégraphies signées Jean-Marc Hoolbecq sont non seulement soignées et entraînantes, mais visuellement très réussies.
Des comédiens toujours à l’École, vous avez dit ? Difficile à croire pour Ulysse Mengue, Gargantua de corps et d’esprit, déroulant notamment son propos torcheculatif avec brio, avec une verve quelque part entre Cyrano et Scapin. Difficile à croire également pour Inès Do Nascimento, éblouissante de naturel et de profondeur dans son prologue, dont la présence lumineuse prête de la grâce par la suite à chacun de ses personnages. Difficile à croire pour l’agile Aksel Carrez, dont le personnage de Gymnaste porte bien son nom, et qui nous envoûte lors de la leçon d’éducation de Ponocrates, avec sa voix claire et son visage lunaire.
Cela devient carrément inconcevable pour Nicolas Le Bricquir, pourtant élève en première année au Studio, qui a l’air de camper la moitié des rôles du spectacle à lui tout seul en dépensant une énergie folle et communicative dans chacun de ses personnages, sans jamais cabotiner une seule seconde. Un comédien à suivre, assurément. Saluons également la performance de Pierre-Michel Dudan, dont la merveilleuse voix de baryton vient compléter un jeu déjà empreint d’humanité.
Un spectacle riche et intelligent, qui donne envie de se replonger dans Rabelais.