Comprendre le malheur français est encore assez exemplaire des caractéristiques de la pensée de Marcel Gauchet : l’ouvrage, rédigé sous la forme d’entretiens, témoigne d’une vraie érudition quant à l’histoire de France, propose des analyses souvent fines et nuancées bien que fragiles empiriquement, et débouche sur un diagnostic pessimiste. Ainsi la France et les Français seraient touchés par un « désespoir » prenant la forme d’un isolement ou d’une dépolitisation. L’individu moderne abandonné à lui-même du fait de l’effacement des cadres sociaux traditionnels (partis, syndicats, Église, famille, etc.) affronterait le monde immédiatement sans profiter des qualités protectrices et mobilisatrices de ces cadres. Même si, comme fréquemment chez Marcel Gauchet, la pertinence du diagnostic ne s’embarrasse pas de références factuelles claires et que les études de terrain ou que les matériaux statistiques sont négligés, on peut admettre une certaine pertinence à cette thèse. Mais comme toujours lorsque Gauchet verse dans une critique un tant soit peu vigoureuse, le philosophe contrebalance sa hardiesse par une prudence extrême quant aux perspectives pour s’extraire du « malheur français ».
Quelle perspective d’émancipation ?
Lecteur attentif de l’ouvrage de Marcel Gauchet, Yvon Quiniou est parti de ce constat : il n’y pas de perspective d’« émancipation » chez ce dernier. Ayant voué aux gémonies le communisme et refusant radicalement le marxisme, Marcel Gauchet ne peut que tomber dans la déploration impuissante, ce qui peut ainsi l’associer aux « réactionnaires », « nostalgiques » et « conservateurs » qu’il critique pourtant par ailleurs. Dans son nouveau livre, Les chemins difficiles de l’émancipation, Yvon Quiniou propose une réponse à Marcel Gauchet sous la forme d’une défense de la perspective d’une émancipation sociale radicale.
Yvon Quiniou part d’un constat fécond : le verbe « émanciper » n’est pas un verbe intransitif et l’on s’émancipe toujours à partir de quelque chose ou de quelqu’un. La problématique de l’émancipation est toujours une problématique d’un sujet à émanciper qui se trouve « en situation » ; elle exclut donc l’idée d’un libre-arbitre métaphysique. Le sujet qu’il faut penser à travers l’émancipation n’est pas non plus celui de l’individualisme méthodologique. Car c’est un sujet qui ne se trouve pas dans une position d’individu ayant à faire un choix rationnel parmi une suite d’options. En effet, le sujet devant s’émanciper est un sujet aliéné et c’est avec une grande clarté qu’Yvon Quiniou montre que la problématique de l’émancipation s’inscrit dans celle d’une aliénation dont il faut s’extraire et qui justifie la perspective de l’émancipation. Or, le sujet aliéné n’est pas un sujet caractérisé par son libre-arbitre : le phénomène de l’aliénation est un phénomène qui échappe largement à celui qui en est victime. À la différence du malheur qui est identifié subjectivement par celui qui en souffre, l’aliénation peut connoter une situation que le sujet aliéné « accepte », « revendique », voire « identifie » comme étant de son propre choix. C’est largement de ce phénomène que relèvent l’aliénation religieuse ou l’aliénation patriarcale par exemple : les sujets aliénés « adhèrent » au modèle religieux ou à la domination masculine qui semblent relever d’un libre choix ou d’un destin naturel accepté. Et ce pour toute une suite de raisons psychologiques ou sociales qui selon nous relèvent de l’idéologie et de ses appareils et que peut-être Yvon Quiniou aurait pu alors évoquer.
L’aliénation et l’existence « rabougrie »
Quoiqu’il en soit, cette manière d’envisager l’aliénation prend à contre-pied les postulats des nombreux courants de la pensée radicale contemporaine : la simple parole des dominé(e)s ou leur ressenti par rapport à leurs conditions ne sont pas le point de départ théorique d’un processus d’émancipation car ils peuvent n’être que l’expression de leur aliénation. C’est en fait à partir d’une conception de l’essence humaine aliénée que l’on peut envisager une perspective émancipatrice. Au sein du marxisme, cette question d’une essence humaine a été l’objet de longs débats toujours ouverts, selon que l’on se réfère aux Manuscrits de 44, aux Thèses sur Feuerbach ou aux fameux « écrits de la maturité » de Marx. Yvon Quiniou propose de l’envisager dans un mouvement, dans son aspect socio-historique – l’homme comme producteur et notamment d’histoire – et dans son aspect biologique – l’homme comme espèce et donc doté de possibilités spécifiques. Si l’homme est à un moment « aliéné », c’est que ses possibilités s’avèrent bornées et limitées bien en deçà de ce que sa « nature » lui offre.
La problématique de l’émancipation par rapport aux différentes formes d’aliénation n’est toutefois pas étroitement individuelle. Marx le constatait déjà lorsqu’il disait dans l’Idéologie Allemande du prolétaire qu’il souffrait d’une « manifestation de soi bornée ». Ou lorsqu’il parlait d’une existence « rabougrie ». Ainsi l’aliénation touche de manière très différente les classes sociales, même si les classes dominantes n’en sont pas exemptes pour autant. De la sorte, l’émancipation qu’Yvon Quiniou défend ne constitue pas une perspective consensuelle et interclassiste, bien au contraire. Elle est intrinsèquement révolutionnaire, s’en prenant au mode de production capitaliste, se faisant ainsi, de manière concomitante, politique, sociale et économique.
Baptiste Eychart
Yvon Quiniou, Les chemins difficiles de l’émancipation. Réponse à Marcel Gauchet et à quelques autres Éditions Kimé, 2017, 178 pages, 20 €