Dans l'introduction de cette édition (La fabrique éditions), Sylvain Prudhomme écrit au sujet de son second roman (p 10) écrit en kikuyu : Matigari, évocation d'un vétéran de la révolte des Mau Mau qui revient au pays vingt ans après l'indépendance et découvre que rien n'a changé : les inégalités sont toujours aussi criantes, une élite corrompue s'est contentée de prendre la place des colons et continue d'exploiter le peuple. Le livre est rapidement traduit en kishwahili, autre langue majeure du Kenya, et rencontre un succès immense, à la mesure du lectorat populaire auquel il est destiné. La renommée du héros Matigari, justicier du Kenya contemporain, devient bientôt telle dans les campagnes et les villes que la police prise de panique, lance un avis de recherche contre lui. Lorsqu'elle comprend qu'il ne s'agit que d'un personnage de fiction, c'est le livre qu'elle "arrête" tous les exemplaires disponibles sont saisis, les stocks de l'éditeur confisqués. La même année les oeuvres de Ngugi sont retirées des bibliothèques scolaires et universitaires. Profitant de ce que l'auteur de Matigari se rend à un colloque à Harare, au Zimbabwe, le régime d'Arap Moi tente de l'assassiner : un commando est intercepté devant son hôtel.
Exilé aux États-Unis. Ngugi continue d'écrire en kikuyu."
p 42
il cite Hegel, "pour qui l'Afrique est pareille à une terre restée en enfance et encore enveloppée, du point de vue du développement la conscience historique, de ténèbres excluant que rien de profitable à l'humanité ait la moindre chance d'y être jamais découvert."
p 50-51-52
"Au fil du temps, cette littérature que Janheim Jahn a qualifiée de "néo-africaine", finit par réussir à asseoir le mythe d'un pays peuplé de paysans et d'ouvriers anglophones(ou francophones, ou lusophones) -ce qui revenait à nier purement et simplement les faits et la réalité historique. À cette paysannerie et cette classe ouvrière d'expression française ou anglaise qui n'existait que dans les romans et les pièces de théâtre, les auteurs de la nouvelle littérature prêtaient leurs doutes, leur besoin d’évasion narcissique, leurs angoisses existentielles, leurs interrogations sur la condition humaine et jusqu’à leurs traits de petits bourgeois déchirés entre deux mondes.
En fait s’il n’avait tenu qu’à cette classe, les langues africaines auraient définitivement cessé d’exister et avec elle l’indépendance !mais les langues africaines refusèrent de mourir. Elle Nalaire pas rejoindre le latin parmi les langues mortes vouée aux fouilles, aux classifications et aux colloques internationaux d’archéologie linguiste.
Ces langues, cet héritage des nations d’Afrique, la paysannerie les maintint en vie. Aux yeux des paysans, rien n’opposait le fait de parler sa langue maternelle à celui d’appartenir à un ensemble géographique national ou continental plus vaste. Il n’y avait nulle contradiction entre l’appartenance communautaire immédiate, la nationalité dictée par les frontières de 1885 et l’identité africaine en général. Ils parlaient joyeusement le wolof, le haoussa, le yoruba, l’ibo, l’arabe, l’amharique, le kiswahili, le kikiyu, le luo, le luhya, le shona, le ndebele, le kimbundu, le zoulou ou le lingala, sans pour autant vouloir écarteler les États multinationaux. À l’époque de la lutte anticoloniale, il firent preuve d’une capacité sans bornes à s’unir autour du meilleur chef de fil ou partie, de quelque bord qu’il fût, pourvu qu’il incarnât de façon consistante l’anti-impérialisme. Et s’il y eut bien une faction qui plus d’une fois provoqua des divisions qui faillirent tourner au conflit ouvert, ce fut au contraire la petite bourgeoisie, en particulier les compradors, avec leur culte du français, de l’anglais et du portugais, leurs rivalités mesquines, leurs chauvinisme ethnique. Non, la paysannerie n’avait pas la moindre honte des langues qu’elle parlait, pas plus que des cultures transmises par ces langues ! »
p 60« Les ressources naturelles et humaines de l’Afrique continuent de profiter au développement de l’Europe et des États-Unis ; mais on a persuadé l’Afrique qu’elle devait remercier ces puissances pour leur aide. Pire : l’Afrique elle-même produit à présent des intellectuels qui s’applique à relayer ce genre de raisonnements. »
p 76-77-78Le projet du centre de Kamiriithu n’était donc pas une aberration, mais plutôt une tentative de retour au fondement oublié de la civilisation africaine et à ses traditions théâtrales. Par son simple emplacement au cœur d’un village où se côtoyaient les classes sociales décrites plus haut. Kamiriithu résolvait la question de ce que doit être un authentique théâtre national. Le théâtre n’a rien à voir avec un bâtiment. Ce sont les gens qui le font. C’est de leur vie qu’ils parlent. Kamiriithu renouait avec la tradition de l’« espace vide » tant par la langue et le sujet des pièces que par leur forme.Les circonstances ne laissèrent guère le choix. Par exemple il existait à Kamiriithu un « espace vide » à proprement parler : Les quatre arpents de terre réservés au centre de loisirs n’abritaient encore à l’époque, en 1977, qu’une vague bâtisse de quatre pièces aux murs d’argile, qui servait pour les cours d’alphabétisation aux adultes. Le reste était abandonné aux herbes. Ce furent les paysans et les ouvriers du village qui bâtirent la scène : une simple plate-forme en demi-cercle surélevé, adossé à une palissade en bambou derrière laquelle une maisonnette servait de coulisses. La scène était à peine séparée des rangées de fauteuils, faites de longues pièces de bois pareilles à des marches d’escalier. Il n’y avait pas de toit. C’était un théâtre en plein air, entouré de vastes terrains vagues. Rien n'entravait le va-et-vient des acteurs et des spectateurs entre les gradins et la scène ni entre les gradins et les alentours. À l’arrière-plan poussaient de grands eucalyptus. Du haut des branches ou de la palissade en bambou, les oiseaux assistaient aux représentations. Et au cours de certains spectacles, il arrivait que, sans avoir répété, des acteurs décident subitement de grimper aux eucalyptus et de mêler leur voix à celle des volatiles. Ils ne jouaient pas seulement pour les spectateurs assis devant eux mais pour quiconque les apercevait et les entendait : leur public, c’était les 10 000 habitants du village sans exception.
p 94-95
« Un tel théâtre participe d’un système plus global, celui de l’éducation bourgeoise, qui revient presque toujours à affaiblir les gens, à leur donner l’impression qu’il seraient incapables de faire telle ou telle chose –oh ! quelle intelligence il doit falloir pour ça ! Un système qui revient au fond à mystifier le savoir et le réel. Cette éducation-là, loin de donner confiance aux gens, loin de leur apprendre à croire en leurs capacité à s’affranchir des obstacles et à maîtriser leur rapport au monde et aux autres hommes, leur fait constamment sentir leurs inaptitudes, leurs faiblesses leurs insuffisances - leur incapacité de rien changer aux circonstances régissent leur existence. Elle les aliène en les coupant toujours plus d’eux-mêmes et de leur environnement, pour aboutir à une société scindée en deux : d’un côté une galerie de stars, de l’autre une masse indifférenciée d’admirateurs passifs. Les dieux de l’Olympe et les bouillants chevalier du Moyen-Âge sont de retour, avec les hommes politiques, les savants, les sportifs et les acteurs vedettes dans le rôle des héros, béatement admirés par la foule des gens ordinaires. »