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ça fait trente-sept ans que je vis au québec
j'ai la peau jaune
j'ai vécu six ans à brossard dans les années quatre-vingts
avant qu'il ne devienne le chinatown d'aujourd'hui
puis j'ai vécu en ville
à l'est du boulevard saint-laurent
depuis plus de trente ans
je suis toujours sortie avec des gars blancs
portant des prénoms français
et je me suis toujours tenue avec des québécois
je suis séparatiste par principe
parce que le débat existe
je vois des italiens des fois
quand je vais prendre le café
et quelques chinois aux réunions du clan lo
je parle anglais à l'ouest de saint-laurent
et lorsque je voyage à l'étranger
sinon
nenni
je vis dans un univers blanc francophone
autant au musée
autant à la fondation
presqu'autant à l'université
autant à la piscine
autant à la course
sauf pour les coureurs d'élite
dont je suis spectatrice et admirative
j'ai un crush sur barack obama
et suis pâmée devant fabrice vil
mais je me permets quand même
de faire des jokes de races
lorsque quelqu'un a du mal
à se stationner en parallèle
c'est inévitablement une personne de couleur
parce que je suis chinetoque
je me donne l'immunité politique
de dire tout ce que je veux
sur les minorités visibles
j'ai le droit
moi
de rire des races
euh non
mais oui
ça a toujours été ça
j'ai plus de préjugés
que la plupart de mes amis québécois
bon ben ça vient de changer
la première fois que j'ai mis les pieds
dans cet édifice du boulevard rené lévesque
il y a quelques semaines
j'ai tout de suite compris
ce qu'était la mosaïque multi-ethnique
j'ai senti en un seul coup
en traversant la porte double
séparant le trottoir du hall d'entrée
de cet édifice gouvernemental
que l'on était ailleurs que dans mon monde nombriliste
rien que dans le hall d'entrée
en une dizaine de minutes
du gardien de sécurité
à l'agent d'information
je venais de croiser
plus de gens provenant de différentes origines ethniques
que dans les cinquante ans
de toute ma vie incluant les treize en belgique
je me suis dit
ça y est
ici
on exerce la discrimination raciale positive
j'ai accepté un contrat
dans une agence de la fonction publique fédérale
et cette semaine dans ma classe de formation
je partage mes apprentissages avec
olena
loredana
hung tran
hamida
shérine
roman
lyzane
mihai
teo
benoît
éric
elias
espérance
aminata
yassin
et freddy
mes profs sont michèle et janice
janice est une mauricienne francophone et anglophone
faisant partie du comité lgbt à l'agence
et cumule sa job de fonctionnaire
sa job de soldat canadien
et ses études en comptabilité
elle a eu vingt-six ans vendredi
et elle est fabuleusement géniale
michèle est québécoise pure laine
a étudié en mode
et cumule sa job de fonctionnaire
avec une business d'aromathérapie avec sa soeur
et organise en mai un marché etsy
elle amène des bonbons pour tout le monde
elle est représentante syndicale à l'agence
et est une fille super professionnelle et généreuse
avec un sourire grand comme l'immensité
mes dix-sept collègues de classe cette semaine
sont tous des francophones aguerris aux accents différents
possédant plus de vocabulaire
que beaucoup de gens que j'entends à la radio
ils sont même bilingues tiens
et certainement trilingues
ils calculent vite
pitonnent sur des ordinateurs
ont des baccalauréats des maîtrises
ont travaillé à l'uqam
chez revenu québec
à la banque x et à la banque i-grec
il n'y a rien de plus heureux
que les jokes et les coups de coude
que j'envoie à mon voisin de bureau elias
avec qui je forme un team de feu
pour répondre aux questions de nos profs
bref ce sont des gens fantastiques
et je vous en parle pourtant
comme s'ils étaient extra-terrestres
car avant cette semaine
je ne connaissais pas du tout
de personnes de leurs origines ethniques
et je me rends bien compte
qu'ils sont victimes quotidiennement
de tant de préjugés
incluant ceux que j'entretenais à leur égard
ce ne sont pas des gens vers qui
j'aurais été naturellement attirée
car il n'y en a pas beaucoup
dans mon environnement immédiat
tu sais quoi
je suis pour ça
un peu de discrimination positive
dans la fonction publique
celle où on veut infuser des valeurs
à la vitesse grand v
en intraveineuse de taille dix
dans la fonction publique
là où on veut modeler la société
il faut forcer un peu
quoi qu'on en dise
à force de côtoyer la différence
je me rends compte qu'elle n'est qu'une question de couleur
qu'au fond il n'y a pas de différence
il n'y a que de la diversité
de la nuance
de la richesse
et du coup ma famille s'agrandit
j'ai moins peur dans le métro
je ne me tasse plus en marchant dans la rue
en fonction de l'apparence du piéton que je vais croiser
j'aimerais aujourd'hui que l'on force la note davantage
que l'on oblige la mixité
parce que c'est pas normal
que je ne retrouve pas tous ces québécois de couleur
dans mon environnement quotidien
à l'épicerie
au musée
dans les institutions culturelles
dans les arts
dans mon monde de l'innovation sociale
dans les restaurants du mile ex
même si je vis à montréal
c'est comme si je vivais dans une enclave
à l'écart du restant du monde
dans ma petite patrie qui est bien petite au fond
pis c'est pas bon l'isolement
ça ankylose le cerveau
ça assèche le coeur
et tu sais quoi
j'ai adoré cette semaine être dans ce melting pot
à fréquenter les immigrants
du sénégal de l'algérie du maroc
de la turquie de l'île maurice
du vietnam du cameroun
et de deux-montagnes
qui sont aujourd'hui comme moi
des québécois
et nous enrichissons ensemble
le cercle chromatique
au nord du quarante-cinquième parallèle.