En matière de chute à vélo, nous avons examiné l’option Boum qui voit le cycliste à terre sans avoir eu le temps de faire ouf.
L’autre possibilité consiste à prolonger tant que faire se peut la phase de déséquilibre qui précède l’instant cruel où une parcelle de peau tendre viendra se frotter à la dure réalité de l’asphalte, de la terre ou du caillou pointu.
Vue au ralenti, la scène tient à la fois du film à suspense et du funambulisme baroque qui propulse les cascades de Stan Laurel et Olivier Hardy.
Prenons une ligne droite et mettons un léger virage au bout. Plaçons la caméra en sortie de courbe. Arrosons l’asphalte d’une légère ondée printanière et…. Action !
Tout au fond du cadre apparaît une silhouette filigrane qu’on dirait suspendue aux nuages qui traversent le ciel. Le trait grandit, s’épaissit, devient torse, bras, jambes, roues et mouvement mécanique. Penchée sur le guidon, la tête se relève, le buste se redresse, les bras se tendent et les mains saisissent délicatement les manettes de freins. L’axe du vélo délaisse l’horizontale.
Le monde bascule juste un peu. Juste un peu trop. La roue arrière se dérobe. Instinctivement, il a lâché les freins et c’est alors la roue avant qui se met à flotter, flotter, glisser vers l’extérieur du virage, vers le trottoir bordé de granit qui délimite l’espace réservé aux piétons. Dans une ultime tentative pour contrecarrer les lois de la physique, il extrait son pied gauche de la pédale. La semelle vient frotter l’asphalte pendant qu’il incline le cadre d’une dizaine de degrés. Il glisse ainsi, roide et tétanisé la jambe droite fixée au deuxième étrier. Il pense que ça va passer. À la dérive sur cette fine pellicule d’eau placée entre lui et ses boyaux, il pense qu’il devrait peut-être sauter.
Mais non, il est encore temps de tenter quelque chose, embarquer l’arrière pour essayer de freiner. Le coup de frein le met par terre, irrémédiablement. Son cuissard se déchire à ce contact rugueux. Sa fesse offerte et nue glisse vers l’angle droit formé par la bordure du trottoir. Un éclair traverse son postérieur. Le choc le retourne, l’envoie rouler un peu plus loin dans ce champ de labours humide et gras où il s’immobilise après quelques tonneaux.
Encore étourdi et tartiné de boue, il s’assied, il s’ébroue, il se redresse d’un seul coup et court vers l’objet inanimé qui git sur le sol, une roue sur la route et l’autre pointée vers le ciel. Délicatement il le saisit par le guidon, le ramène à la verticale, se penche sur le cadre, sur les manettes de freins, toujours délicates parce que trop exposées. Un côté de la selle est un peu éraflé. Le dérailleur n’a rien et miracle, la chaîne n’a même pas sauté.
Alors, il se redresse, il reprend son souffle et ses jambes cessent de trembler. Il regarde son cuissard déchiré, pose une main sur sa fesse meurtrie, un peu plus loin une fontaine, il ira se laver. Et le coude, le coude lui aussi a morflé.
Qu’importe, son vélo est intact.
Il peut continuer à rouler.