L’entre-soi des citoyens les plus aisés.
Ségrégation. Souvenons-nous. C’était en 2015. Pour décrire la gravité de la situation de certains quartiers populaires, Manuel Valls parlait publiquement de «ghettos» et d’«apartheid territorial, social, ethnique». Le premier ministre de l’époque avait voulu provoquer, comme il en a l’habitude, et à partir de ce constat – contestable ou non – ne tirait évidemment pas les mêmes conclusions que nous sur les raisons de ce qu’il nommait l’«apartheid territorial». La polémique qui s’en suivit accompagnait celle occasionnée par la sortie du livre de l’historien et démographe Emmanuel Todd, «Qui est Charlie? Sociologie d’une crise religieuse» (éd. Seuil), véritable brulot sur le sens à donner aux grandes manifestations de l’après attentat à Charlie Hebdo. Pour Todd, ces mobilisations «républicaines» étaient une «imposture». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias et le pouvoir, elles auraient essentiellement mobilisé une France vieillissante, blanche et bourgeoise, versus une France populaire et multiculturelle, en somme, celle des «quartiers». Le mot «sécession» était prononcé. Et commenté. Nous connaissons la réalité, pas seulement les principes parfois abstraits dont notre République se réclame: depuis 2000, des indices concordants tendent à montrer que la ségrégation sociale s’accroît en effet. Séparatisme. Il y aurait donc une «sécession» subie, celle des quartiers. Mais existerait-il une «sécession» choisie et assumée, celle des citoyens les plus aisés, par exemple? Trois ans après les controverses suscitées par Valls et Todd, une étude de la Fondation Jean-Jaurès, publiée fin février, vient nous éclairer sur une forme de «séparatisme social» qui non seulement provoquerait une «érosion de la mixité sociale» mais menacerait le modèle républicain. Une question brutale est ainsi posée clairement: les riches ont-ils cessé de «faire nation»? C’est ce que pense, en grande partie, le politologue Jérôme Fourquet dans cette note choc donnée à la Fondation Jean-Jaurès, intitulée «1985-2017: quand les classes favorisées ont fait sécession».
L’auteur, qui s’appuie sur les travaux de nombreux chercheurs, note que, depuis le milieu de la décennie 1980, «un processus protéiforme s’est mis en place, creusant un fossé de plus en plus béant entre la partie supérieure de la société et le reste de la population». La «France d’en-haut» et celle «d’en bas», au-delà de l’expression insupportable, ne serait pas un fantasme. Chacun vivrait plus ou moins sur son territoire, ignorant tout de l’autre dans un mépris réciproque. Ainsi, l’évolution sociologique des grandes métropoles – dont Paris bien sûr – en serait l’illustration emblématique. Les chiffres parlent. Les cadres et les professions intellectuelles représentaient 24,7% de la population parisienne en 1982, cette proportion atteint désormais 46,4% en 2013. Un doublement en trente ans. Dans le même temps, sans surprise, la part des employés et des ouvriers est tombée de 18,2% à 6,9%, en cause la gentrification due à l’explosion des prix de l’immobilier. Selon Jérôme Fourquet, les CSP+ ont construit «un vaste espace territorial dans lequel ils vivent de plus en plus en autarcie, développent un système de valeurs de plus en plus homogène» et «ont de plus en plus de mal à appréhender la réalité concrète du pays». Les enfants de familles favorisées ont, par ailleurs, investi massivement l’enseignement privé, ce qui a contribué à «fossiliser»cette séparation. «Le public des établissements où se forme l’élite de la nation est ainsi devenu sociologiquement complètement homogène, écrit l’auteur,ce qui n’était pas le cas dans les années 1960-1970.» La conclusion tient en une interrogation fondamentale: les couches les plus aisées se sont-elles volontairement coupées du reste de la population au point d’exister par le seul entre-soi, en dehors de la communauté nationale, «comme exemptés de leurs responsabilités sociales»?
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 9 mars 2018.]