Ernest Breleur
Paysages célestes
2017-2018
Photos Jérôme Michel
Une récente visite de l’atelier d’Ernest Breleur nouvellement restructuré m’a révélé sa dernière série, Paysages célestes. Les artistes ne créent pas dans le désordre. Une œuvre procède d’une autre. L’artiste suit un cheminement que la propre nécessité de son développement lui invente. Chaque œuvre n’est qu’un maillon lumineux de la chaîne d’un développement poétique comme le disait Dominique Fourcade. Et ce qui m’attache, entre mille et une autres raisons, à l’œuvre dense et toujours surprenante d’Ernest Breleur, c’est que je tâche de suivre ce cheminement depuis les peintures de la Série blanche jusqu’aux dessins et installations du Vivant, passage par le féminin en passant par les Portraits sans visage.
Cette série récente, Paysages Célestes, a par ailleurs entraîné ma réflexion vers le statut de l’objet dans l’art contemporain caribéen.
Dans le contexte caribéen, l’originalité d’Ernest Breleur dans cette nouvelle série Paysages célestes, c’est de privilégier la fonction poétique de l’objet et de l’inscrire dans le champ de la légèreté, du ludique, de l’onirique. C’est une méditation sur notre destin final, sur la nature de cet espace céleste qui n’a pas d’existence concrète, palpable et qui, plus on s’en rapproche, davantage se dérobe. Ernest Breleur conquiert avec cette série une immense liberté de création et offre au spectateur, dans le même temps, une indépendance d’interprétation toute duchampienne tout en explorant différents questionnements plastiques. Celui du cadre, déjà présent dans la série précédente, Le vivant passage par le féminin. Les formes souples ovoïdes sont devenues des boîtes encadrées de blanc mais l’interrogation « comment créer un continuum entre le dedans et le dehors » reste centrale. Pour Ernest Breleur, comme pour Edouard Glissant « Il n’y a de frontière que pour cette plénitude enfin de l’outrepasser ». Le plasticien inscrit sa démarche dans la crise du cadre de l’art contemporain et explore d’autres voies, redéfinit l’espace de l’œuvre en lui inventant de nouvelles frontières dans une constante prise de risques.
Il aborde également la problématique de l’objet. Comment détourner ces produits de la société de consommation sans grande valeur, jouets en plastiques, fleurs artificielles, colifichets féminins bon marché, les sortir de leur contexte, les reconfigurer, leur conférer une autre signification qui émergera de leurs relations au cœur de la cohérence plastique globale de l’œuvre où se croisent aussi des citations de tableaux entrés dans l’histoire de l’art, Dali, Renoir, Vinci et des touches picturales discrètes.
En Europe, l’objet a longtemps été représenté en peinture dans les natures mortes et autres vanités avant de faire une entrée fracassante dans le champ de l’art avec Marcel Duchamp puis de s’y installer magistralement avec le surréalisme, le nouveau réalisme mais aussi le Pop art américain.
Certains artistes produisent des machines poétiques à partir d’objets quotidien collectés dans l’environnement urbains et recyclés, d’autres privilégient le fonctionnement symbolique de l’objet ou interrogent, par leur intermédiaire, les codes de présentation ou de représentation de l’œuvre.
Et dans la Caraïbe ?
A quoi correspond le choix de l’objet comme matériau plastique ? S’agit – il de la quête d’un langage plastique plus actuel ? D’une réponse à la surproduction d’objets de la société de consommation ? Qu’apporte l’objet en comparaison du dessin, de la peinture, de la sculpture ?
On pense aux Expressions – clés d’Hamid de 1992 où l’artiste inscrit dans un même espace pictural, une toile creusée d’une alvéole, un jouet, singe ou cavalier playmobil et sa représentation graphique. On pense encore à l’assemblage ludique de Thierry Jarrin, Bigoudia (2010) qui transforme une bonbonne de gaz coupée en deux en une femme de profil en bigoudis ou à la série Hélico de Laurent Valère
Hamid
Le Cavalier
1992
Hamid
Déforestation
1992
Thierry Jarrin
Bigoudia
2010
Comment définir la place de l’objet dans les productions contemporaines de la Caraïbe ?
Quelques plasticiens, peu nombreux cependant, utilisent des éléments naturels, soit de manière systématique, oursins et coraux chez Serge Goudin – Thébia soit de manière plus ponctuelle, la mâchoire de requin de Blue Curry (Untitled 2009) ou les os d’oiseaux, arrêtes de poison, coquilles de crabe ou plumes d’Hybrid realities de Keisha Castello (Jamaïque 1970) .
SErge Goudin Thebia
Sawakou
1998
Keisha Castello
Hybrid realities
2007
Mais le plus souvent, ce sont plutôt des objets, porteurs de vécu, récupérés et recyclés comme chez Nari Ward, Christian Bertin, Tony Capellan. Ou bien des produits neufs de la société de consommation, jouets et fleurs en plastique, colifichets divers, perles bon marché comme chez Pepon Osorio, Ebonny Patterson, Hew Locke, Ernest Breleur.
Pepon Osorio
La bicicleta
1985
Ces articles apparaissent dans des assemblages, des installations voire des environnements.
Dans ses assemblages Blue Curry (Bahamas 1974) privilégie l’association insolite de deux ou trois objets : mâchoire de requins et bandes magnétiques, conque de lambi en céramique, cendrier et carrousel de projecteur de diapositives, pneu usagé et perles en plastique. Le trophée animal et les rubans magnétiques aujourd’hui obsolètes sont tous deux « exotiques » mais dans des registres différents. Ce qui intéresse Blue Curry, à la manière de Lautréamont et des surréalistes, ce sont les combinaisons inattendues. Il dépayse des objets familiers, leur confère un nouveau rôle qui crée une relation incertaine et ambigü à ces objets. L’artiste ne tient pas à orienter la lecture du spectateur dans un sens ou un autre et semble attaché au concept de l’oeuvre ouverte d’Umberto Eco : « L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. Cette valeur, cette espèce d’ouverture au second degré à laquelle aspire l’art contemporain pourrait se définir en termes de signification, comme l’accroissement et la multiplication des sens possibles du message. »
Blue Curry
Untitled
2009
Blue Curry
Untitled
2011
Christian Bertin (Martinique 1952) réduit également ses assemblages à deux ou trois objets contradictoires : poutre, coutelas et emplâtre ; timbales en métal cabossé, carré de moquette noire, zinc ; tambour de machines à laver, poutres vermoulues, aile de voiture et veste rigidifiée pour évoquer les tourments de la société martiniquaise.
Christian Bertin
Arthur Simms;
Globe The Veld
2004
Arthur Simms (Jamaïque 1961) se réclame de Duchamp et des Surréalistes. Ses objets quotidiens , agglomérés comme pris au piège dans un filet de cordes relèvent aussi de l’insolite et évoque son propre parcours de vie et son multiculturalisme.
Dans ces assemblages, l’objet est dépaysé, décontextualisé. De sa rencontre avec d’autres objets émergent de nouvelles significations.
Nari Ward
Amazing Grace 1993
Tony Capellan
Mar Caribe
Les installations peuvent être constituées soit d’objets de rebut soit de produits manufacturés. Tony Capellan (République Dominicaine, 1955) et Nari Ward (Jamaïque, 1963) choisissent des objets usés, rejetés voire des ordures pour composer leurs oeuvres. Pour son installation in situ la plus célèbre, Mar Caribe, exposée plus de dix fois entre 1996 et 2017 dans des institutions internationales, Tony Capellan collecte sur les berges dominicaines les tongs usées soustraites à leurs propriétaires des quartiers populaires par des inondations. Ce sont près de cent cinquante vieilles poussettes abandonnées que Nari Ward a collecté dans des quartiers populaires de New – York pour Amazing Grace. Ward a agencé un cheminement au sein des poussettes où déambule le public au son d’une interprétation du cantique « Amazing Grace » par la chanteuse de gospel Mahalia Jackson. Tous deux subvertissent également la fonction originale des objets. De plus, ces installations sont fondées sur la répétition –juxtaposition d’un même objet, tout comme Sanfika de Pinas, ce qui leur confère une forte présence. A l’opposé, les installations de Tirzo Martha (Curaçao 1965) sont fondamentalement hétéroclites. On pourrait croire un chantier abandonné ou le bagage arrimé en urgence de migrants sur le départ. Lorsqu’elles sont plus structurées, elles évoquent un autel.
Marcel Pinas
Sanfika
2009
Tirzo Martha
2010
Marcel Pinas (Surinam, 1971) et Scherazade Garcia (République dominicaine 1966) optent pour des produits neufs. Pieken Kukuu de Marcel Pinas questionne la confrontation de la tradition culturelle et du flux contemporain en reproduisant la disposition des intérieurs surinamiens ou en gravant des graphismes ancestraux sur les couverts d’aujourd’hui. Si l’on retrouve des ustensiles de cuisine dans les installations de Marcel Pinas, la bouée de sauvetage semble être un leitmotive de Scherazade Garcia qui développe des récits allégoriques sur la migration, le métissage, les conséquences de la colonisation.
Marcel Pinas
Pieken Kukuu
2007
Sherazade Garcia
Lanscape of Paradise 2011
Les Environnements, variantes de l’installation au sein desquels le public peut déambuler au lieu de simplement tourner autour, sont rares. The west indian front room de Michaël McMillan (Saint – Vincent, 1962) et School at Pelgrim village de Marcel Pinas sont des reconstitutions d’intérieurs traditionnels, d’un salon typique des années soixante – dix d’émigrés caribéens à Londres pour le premier, d’une salle de classe de Pelgrimkondre au Surinam, pour le second. L’un et l’autre plaident en faveur la préservation d’une culture menacée.
Marcel Pinas
School at Pelgrim village
2005
Michael Mc Millan
The west indian front room
2005-2006
Les objets, neufs ou recyclés sont souvent porteurs de messages politiques, sociologiques, écologiques. Ils dénoncent l’extrême pauvreté de la population dominicaine chez Tony Capellan, la violence de la mondialisation et de l’impérialisme chez Hew Locke, l’inertie policière après des tueries en Jamaïque, l’indispensable préservation et diversité des cultures, mais ils peuvent aussi fonctionner comme des matériaux plastiques. Ainsi, les tongs de Tony Capellan, appellent l’attention sur les conditions de vie précaire des dominicains mais, par leur agencement minutieux, créent un dégradé des tons de bleu.
Ebony G. Patterson, Hew Locke, Pepon Osorio comme Ernest Breleur construisent leurs œuvres avec une multitude de petits objets kitsch, jouets en plastiques, fleurs artificielles, babioles, perles. Dans les installations de Pepon Osorio, ils ont une fonction décorative et déconcertante. Ils modifient la perception de l’objet en lui conférant une étrangeté déstabilisante.
Hewe Locke
El dorado
2004-2005
Hew Locke
Chariots of God
Hew Locke
Black Queen (détail)
L’accumulation de pacotilles participe à la configuration de la forme d’Eldorado (2005) et de Kingdom of the blind (2008) du plasticien Hew Locke. Ils fonctionnent donc à la fois comme matériaux de l’art et comme porteurs de message de manière similaire à Mar Caribe.
Les armes- jouets en plastique prédominent chez Hew Locke et Ebony G. Patterson pour stigmatiser la violence du monde moderne. Alors que la bimbeloterie façonne les formes de Hew Locke, lorsque Ebony G. Patterson insère des fanfreluches dans ses œuvres, elles sont placées au départ, au sol, sous les œuvres comme des offrandes avant de devenir des accessoires de modes intégrés dans le corps même de l’oeuvre.
Ebony G. Patterson
Untilted Souljah from the disciplez series 2009
Ebony G. Patterson
Dead Treez’
2014
A l’opposé des artistes caribéens qui utilisent aussi les petits objets kitsch de la production de masse, comme Ebony G. Patterson, Hewe Locke, Pepon Osorio, Ernest Breleur ne recherche ni l’accumulation, ni la saturation, ni la revendication sociale. C’est plutôt une quête d’espace, de transparence, de merveilleux.
Ernest Breleur
Paysages célestes
2017-2018
Photos Jérôme Michel
Ernest Breleur
Paysages célestes
2017-2018
Photos Jérôme Michel
Ernest Breleur
Paysages célestes
2017-2018
Photos Jérôme Michel
Ernest Breleur
Paysages célestes
2017-2018
Photos Jérôme Michel