Lorsqu’on commence à lire Valérie Rouzeau, c’est immédiat, deux sentiments s’imposent : la surprise et le charme. La surprise, parce que n’importe lequel de la centaine de poèmes qu’elle propose dans ce nouveau volume (après Vrouz, il y a six ans, chez le même éditeur) développe une structure originale. Avec des retours, des refrains, des reprises, des répétitions, ainsi qu’il est indiqué entre parenthèses après le titre, ce qui confère au texte un balancement et un aspect mélodique et virevoltant qui est propre à son écriture. On est tout proche de la chanson, de la ritournelle, mais sans le soulignement de la musique, sonorités et formes suffisent. Le poème tourne et revient sur lui-même comme dans une danse de mots. Règne la légèreté dans cette poésie où l’air souffle et les airs se répondent. Et il y a toujours un côté pétillant, clin d’œil, dans chaque vers où le jeu de mots est de mise, enté d’allusions ou de références, ce qui donne sans cesse à la lecture deux niveaux : ce qui est dit linéairement d’un côté et ce qu’on peut saisir de l’autre dans les connotations et perspectives possibles et le maillage des vers. Ce déchiffrage à double entente est unique et confère à la poésie de Valérie Rouzeau tout son sel. Et ce qui en fait également tout le charme.
Parmi les thèmes principaux, il y aurait à étudier ce qui constitue un bestiaire dans sa poétique. Un éventail animal très large allant des batraciens aux oiseaux, chiens et chats, veau, vache cochon, et tortue, abeille, araignée… La nourriture aussi très présente, cette fois. Ensuite, l’inspiration naît toujours d’un film, d’une phrase lue, d’une chanson entendue, ou encore d’une anecdote vécue, et plus cette dernière est simple, quotidienne et banale, mieux Valérie Rouzeau sait construire son poème avec maîtrise et tension. D’autant qu’elle a élu un format court, la plupart de ses textes hésitant entre la longueur du dizain et celle du sonnet. Et pour le coup, elle invente une nouvelle forme qu’elle nomme poèmes glanés en empruntant des vers à d’autres poètes qu’elle désigne en index, la difficulté étant de rendre harmonieux et fluide ce qui pouvait sembler disparate et dispersé. Enfin ce qui apparaît nouveau dans ce recueil, c’est l’importance accordée à l’avancée du temps et la soudaine gravité de l’âge, revêtant doucement d’une certaine mélancolie les textes. On demeure dans les sautillements d’une plume experte et ludique, entre paronomase et comptine, mais des idées plus sombres viennent envahir les lignes de flottaison du texte en douce marée noire.
Jacques Morin
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Le titre du nouveau recueil de Valérie Rouzeau rappelle au lecteur combien la poète aime travailler la langue. Elle le fait comme une paysanne travaille la terre et aime, d'ailleurs, porter des sortes de godillots, « godasses vintage ». Il faut alors ouvrir le livre pour en découvrir sa belle et originale matière et les techniques qui la renouvellent. Valérie Rouzeau y est ici virtuose de nouveau.
Pas de sommaire : ni titres ni incipit. Excepté celui de « Qu'on vive » qui apparaît à la suite des douze premiers textes. Le poème liminaire aborde des sujets privilégiés par l'auteure. La musique et la danse qui n'empêchent pas une allusion à la finitude :
Alors on en danse en ma cuisine
en ma cuisine alors on chante…
Elle n’entend rien aux bruits des hommes
Mais sait qu’on va tous y passer
La chanson en particulier sera « par plaisir », comme il est dit dans des notes personnelles, convoquée au fil des pages. Il faut rappeler que Valérie Rouzeau a écrit pour le groupe Indochine qui a chanté ses textes.
L'anaphore en anglais « what's in a bird » du chanteur Alain Bashung, dans cette langue de finesse et de musique qu'elle sait si bien traduire, confirme ses choix en exprimant l'horreur que représente la cour des miracles d'objets qui polluent la mer et font mourir les oiseaux. L'engagement fort de la poète ne peut attendre et s'exprime ainsi au tout début de son travail.
Le troisième texte peut surprendre car il est bref et composé de sept vers courts également. Mais il faut dire que le recueil contient des poèmes de longueur variée allant du quinzain à la strophe, fréquente et sans division, de quatorze vers utilisée déjà dans Vrouz en 2012. Sans doute pour sa complétude, son rythme et sa nostalgie du sonnet classique.
Puis vient le thème de l'enfance et celui aussi de la nature qui lui est concomitant avec leur magie habituelle. De l'enfance justement Valérie n'hésite pas à en avoir l'esprit surréaliste :
Voyons voir s’il est possible de lancer
Dans l’espace l’infini un petit cochon ailé
Qui ne serait ni un missile ni une tirelire
Pincez bien les groseilles puis écoutez-les
Son amour de la nature s'étend au cosmos et notamment la Terre avec un grand « T » :
J’ai déjà dit cela et puis que j’aime aussi
De la Terre l’atmosphère
Et une certaine tendresse apporte sa part de lyrisme que rythment les jeux sur les sons (« Kayak…Y a qu’à ! » ou « L’heureux cas d’eurêka ») au cœur de poèmes dans lesquels l'absence de ponctuation et des vers souvent amples favorisent le chant. Un vocabulaire varié et familier où se mêlent des expressions anglaises ajoute un charme rare à cette expression jubilatoire du langage.
Après cette grande richesse des premiers textes, le lecteur pénètre au cœur de poèmes qui sont autant de petits tableaux de vie bouillant d'idées à la fois quotidiennes et chaleureuses. Il se réjouit à l'instar de la narratrice de l'existence de nourritures diverses comme l'« œuf en meurette » du terroir ou les « rutabagas » de la guerre. C'est ainsi que l'humour propre à la poète se fait peu à peu sentir par allusion ; il est représenté par le terme de « limerick », poème humoristique, à l’origine en anglais, de cinq vers rimés. Par la suite le lecteur peut rire franchement au vu de certains vers et grâce encore à d'habiles jeux de sons comme dans cette chute :
Donc nous ne rirons plus au bois tous coucous et queues
coupées /
Le monde de Valérie Rouzeau est un art à lui seul, tel que peut l'être le monde du cirque. Avec ses fantaisies, ses personnages, ses animaux nouveaux (hirondiles et crocodelles) et sa musique :
Volières pianistes fossiles et et et cygne final
Succède aux poules et coqs après le lion royal
Là, tout, pour elle, est objet à réinterprétation comme « Le petit chat n'est pas mort », phrase sur laquelle elle brode joliment. Sur, par exemple aussi, des expressions appartenant au monde télévisé. Si V. Rouzeau appartient à sa terre, elle appartient aussi à la société actuelle mais telle « cette gamine sans numéro de sécu sans carte bleue ». L'emploi de calembours, néologismes, qui privilégient souvent assonances et allitérations, contribue à l'enchantement de cet univers par leur son et leur sens : « En queutant à la caisse du carrefour dit city ».
Mais la poète n'oublie pas la grandeur de sa mission qui est « sublime » comme le disait Musset et peut atteindre son acmé dans une sorte de « versets » :
L’arbre noir magnifique givré toutes ses feuilles envolées
pourries depuis le temps qu’il reste là poteau dans la
nuit d’hiver longue où je m’appuie ma plante aussi
La suite du recueil est une répétition autant des techniques que des thèmes choisis par son auteure ce qui expliquerait le sous-titre entre parenthèses. Autant de variations sur de mêmes thèmes. Valérie Rouzeau, en effet, aime la musique : « J’aime aller dans la rue avec en tête un chant » ; elle est elle-même musicienne : « Écoute s’il pleut écoute ma chanson ».
Il reste encore de belles découvertes à faire comme le « poème glané 3 ». Celui-ci rassemble des alexandrins d'écrivains célèbres dans une pièce de vers - autant de tesselles dans une mosaïque heureuse - qu'on appelle « centon », véritable dialogue intertextuel écrit « par plaisir » là aussi.
Ou plus loin, à la fin de l'opus, prouvant qu'il n'y a pas que légèreté dans les choix de cette voix et témoignant d'un certain lyrisme tragique, ce beau distique sur la finitude :
Combien d’étés encore jusqu’à mourir déjà
Combien d’hivers jusqu’à partir enfin
Ce dernier recueil montre une fois encore à quel point la poète est non seulement en prise directe avec l'actualité mais aussi présente à l'ensemble du monde, dans un rêve poétique plus éveillé qu'endormi. Présence notamment fusionnelle avec la nature où elle veut trouver le double d'elle-même :
Je voudrais me trouver face à face un beau jour
avec mon double d’écailles de plumes de fourrure
Me rencontrer carpe ou truite me retrouver coucou
Comme l'enfant qui découvre peu à peu la magie des mots, Valérie Rouzeau, les redécouvre à son tour en les recréant et balbutie un langage unique, propre à elle.
L'humour, la poésie du quotidien, avec leur simplicité et leur originalité, sont au rendez-vous d'une écriture « loin du champ clos des laboratoires formalistes et des affèteries post-modernes », comme la requiert le règlement du prestigieux Prix Ganzo qu'elle a obtenu en 2015, et lui permettent de toucher un large public.
France Burghelle Rey
Valérie Rouzeau, Sens averse (répétitions), La Table ronde, 2018, 144 p., 16€.