Cela paraissait évident, mais rien n'est jamais évident dans une élection à l'Académie française. Cette fois, tout s'est passé comme prévu: Patrick Grainville a été élu au premier tour et succède à Alain Decaux. Après le Prix Goncourt en 1976 pour Les flamboyants, il avait notamment reçu, pour l'ensemble de son oeuvre, le Grand Prix de littérature Paul-Morand, une étape souvent sur le chemin d'un fauteuil - le 9 pour Patrick Grainville une fois qu'il aura franchi la dernière étape, la réception et le discours qui l'accompagne.
Je vous ai souvent parlé de lui. Voici, à propos de son dernier livre - qui lui a valu un joli succès -, Falaise des fous, l'article paru en janvier dans Le Soir, pour lequel je lui avais posé quelques questions.
Bouillonnant, foisonnant Patrick Grainville ! De retour
aux paysages de sa Normandie originelle, il les peint avec le regard de Monet
et Courbet, restitué par un homme qui les a vus au travail. Charles, désormais
âgé, raconte sa découverte du monde, de l’amour, de l’art et de la littérature
à travers plus d’un demi-siècle traversé à toute allure, dans une sorte
d’émerveillement effrayé. Les convulsions ne manquent pas, entre l’affaire
Dreyfus et la Grande Guerre. Et cela vibre de couleurs sauvages dans une
écriture au plus près des sensations.
Plusieurs thèmes se
croisent dans « Falaise des fous ». Y en a-t-il un qui a été, plutôt
que les autres, déclencheur ?
Le déclencheur du
roman a été Etretat, un lieu fort, une scène formidable, mais presqu’en même
temps Monet et Courbet peignant à Etretat, à la même époque 1868-1869. Monet, l’hiver,
Courbet l’été.
Votre goût pour la
peinture était présent dans plusieurs de vos fictions. Mais aviez-vous déjà
poussé aussi loin cette analyse comme moteur d’un récit ?
Non, jamais je n’ai approfondi à ce point le
destin de plusieurs peintres, leurs divergences de style ou politiques, au
moment de l’affaire Dreyfus. Je voulais vraiment écrire un roman sur la
création, des peintres voués, à la folie, à leur obsession, à leur création
dont l’équivalent littéraire était Flaubert. Voir comment le thème des Nymphéas
chez Monet, va l’occuper pendant 30 ans. Et souligner surtout ce mystère de son
œuvre majeure : les grandes décorations, les grands panneaux des Nymphéas
qu’on peut voir à L’Orangerie, à Paris. Il peint ces œuvres immenses pendant la
Grande Guerre. Ce parallèle m’obsédait. L’œuvre de création colossale et l’œuvre
de destruction massive. Quel rapport ? Pourquoi ?
Le narrateur n’est
pas le même au moment où il raconte qu’à celui où il vivait les événements. Il
a grandi grâce à la littérature et à la peinture, et par l’intermédiaire des
femmes. Vous est-il venu tout construit ou avez-vous tâtonné ?
En effet, le personnage du narrateur, Charles,
n’est pas venu d’un coup. Au départ, il est témoin des acteurs Monet et Courbet
à Etretat. Et il préfère d’abord Courbet plus truculent. Ce n’est qu’en suivant
l’œuvre de Monet jusqu’à la fin qu’il mesure son génie révolutionnaire. Le
narrateur va écrire peu à peu des souvenirs, des épisodes. Il fait allusion de
loin en loin à ce devenir d’écrivain, à travers le secours d’amantes
littéraires ou passionnées de peinture. Il se constitue dans le livre même qu’il
commence à écrire et qu’il achève vraiment à la fin de sa vie.
Les lieux sont ceux
qu’ont peints les artistes, et le roman y est fortement ancré. Que représente
Etretat pour vous ? Cette falaise, ces vagues… ?
Je suis né à Villers en Normandie, mais je n’y
ai vécu qu’une journée. Ma mère a accouché pendant la messe de la communion
solennelle d’une cousine à laquelle elle était venue assister. En fait, j’ai vécu
toute ma jeunesse à Villerville, dans l’estuaire de Seine, en face du Havre, de
Sainte-Adresse (Monet) et d’Etretat qui se trouve au revers du cap de la Hève. Le
bocage normand autour de Villerville a été abîmé par des constructions « parisiennes »,
maisons secondaires, et par les citernes pétrolières du Havre juste en face. Et
j’ai été toujours ébloui par les falaises d’Etretat, intactes, qui se trouvent
juste de l’autre côté de l’estuaire de la Seine. Ce fut pour moi un théâtre
romanesque et pictural idéal. Avec la falaise d’Amont et celle d’Aval qui deviennent
symboliques, dans le roman, se lient à des images de Nord, de mort, de Sud, de
vie, etc.
La période que vous
couvrez est celle de bouleversements artistiques, politiques, technologiques. Etait-ce
votre volonté, d’embrasser l’impressionnisme et ses batailles, l’affaire
Dreyfus et la Grande Guerre, l’aviation… ?
L’idée d’embrasser 60
ans de bouleversements entre 1868 et 1927 m’est venue petit à petit. D’abord
Etretat, puis Monet à Rouen pour peindre la cathédrale. Le Giverny des Nymphéas
est voisin. Et je fus ainsi entraîné au fil des années. Mais, je me suis aperçu,
au plus secret, que j’avais rendez-vous avec la guerre 14-18 que mes deux
grands-pères ont faites. Dans le roman, Eugène Grainville apparaît dans une
tranchée et, auparavant, on apprend qu’un certain Charles Laquerre, mon
grand-père maternel, a été gazé dans la Somme.
Le mystère est que
Monet peignait son chef-d’œuvre, entrait dans son éternité quand des millions de
jeunes gens mouraient dans des conditions horribles.
Il y a l’amour, avec quelques
errements, ses certitudes, ses flamboiements. Mais il semble plus apaisé que
dans beaucoup de vos précédents romans. Est-ce dû à l’âge du narrateur ? Ou…
au vôtre ?
Oui, le recul du temps donne à la peinture du
sentiment amoureux, au final, une certaine sérénité, même si Charles traverse d’abord
l’épisode très tumultueux de sa passion pour Anna. Ensuite sa relation avec
Aline est plus apaisée. C’est certainement dû à mon âge. Même si l’âge n’abolit
pas les dernières foucades.
Sur cette falaise, au
fond, qui sont les fous ?
Les fous sont les créateurs qui vont au bout
de leur création, ne pensent qu’à ça : Monet, Courbet, Boudin, Cézanne, Hugo,
Flaubert, Proust dont il est question, Apollinaire (14-18) et Picasso qui déjà
se profile à la fin du roman. Mais il y a d’autres fous qui apparaissent au
cours du livre : les fous de guerre avant 14-18, les revanchards, les
nationalistes et les antisémites : Edouard Drumont, Barrès, Henri
Rochefort et Degas, hélas, immense peintre et fou antisémite. Il y a de beaux
délires de créateurs et des délires de haine et de destruction. Et les deux
peuvent se mêler !