Imposture coloniale
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Sebastián Salazar Bondy - Lima l'horrible [Traduit de l'espagnol (Pérou) par Jean-Luc Campario - Allia, 2018]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Lima l'horrible, depuis sa publication en 1964, est devenu, si ce n'est un classique, certainement un livre culte au Pérou, en premier lieu pour une frange importante de la gauche. Comme son titre le laisse entendre sans prendre de gants (titre en réalité emprunté au poète César Moro), il s'agit d'un texte provocateur, dont les intentions sont d'abord pamphlétaires. Au point d'ailleurs que qualifier la ville de Lima " d'horrible " soit devenu avec le temps une expression courante. Son auteur, Sebastián Salazar Bondy (1924-1965), poète, dramaturge et journaliste, y dénonce ce que Vargas Llosa nomme dans sa préface " une vaste imposture ", celle de la mythologie autour de laquelle s'est construite la ville de Lima, capitale populeuse et chaotique d'un immense pays auquel elle semble éternellement tourner le dos. Cette mythologie, c'est celle d'une soi-disante " Arcadie coloniale ", une " nostalgie égarée " envers le douteux paradis perdu des temps lointains de la colonie espagnole. Une mythologie invérifiable, falsificatrice, qui manipule l'histoire à sa guise (mais l'histoire n'est-elle pas trop souvent faite pour être manipulée ?) et fait d'une époque révolue la justification de l'iniquité du présent. Une iniquité conçue par ceux qui détiennent le pouvoir et l'argent pour ne jamais connaître d'évolution. Lima l'horrible est donc un texte politique, faisant d'une société oligarchique, structurellement corrompue et inégalitaire, l'objet de son ire (et le livre ne se gêne pas pour couper les têtes). Mais l'approche est d'abord introspective, ce qui en fait sa particularité, aidé par une langue aussi littéraire que moqueuse. Il s'agit pour l'auteur de creuser par strates afin de mettre en pleine lumière ce qui constitue le substrat idéologique sur lequel s'appuie la toute puissante oligarchie (que Salazar Bondy nomme " les grandes familles ", " une mosaïque bien délimitée ") afin que ses privilèges ne soient jamais remis en question. La nostalgie pour l'époque dorée de la vice-royauté sert de toile de fond à la revendication de supposées valeurs criollas (soit les descendants des colons espagnols, en opposition aux indiens) ; la revendication, autrement dit d'une " couleur locale " que l'auteur qualifie de " succédané de nationalisme ". Le terme criollo " désigne désormais tout natif qui vit, pense et agit conformément à un ensemble de traditions et coutumes nationales, à condition que celles-ci ne soient pas indigènes. " Par delà l'apparence neutre de louanges portées à une histoire censément commune, il s'agit bien de séparer, de hiérarchiser la population et de forcer ceux qui ne seraient pas nés du bon côté d'accepter cette réalité sans broncher, voire comme naturelle. La construction d'une classe dominante est pour l'auteur dans l'ADN même de la ville de Lima, et consiste également une des premières et inévitables conséquences de la colonisation : " Moins d'un demi-siècle après le surgissement de la ville, l'aristocratie liménienne existait déjà. " L'auteur tape sans faillir sur tout ce qui contribue à maintenir sur pied l'édifice de l'inégalité, que ce soit - bien évidemment - l'église, la place accordée aux femmes ou encore les écrivains n'ayant cessé de chanter les louanges d'une certaine " péruanité " forcément biaisée (" la conspiration colonialiste n'aurait pas connu le succès sans ses lettres "). À " Lima la dorée ", dont la structure en damier est un " héritage militaire ", " la médisance maligne règne en lieu et place de la controverse ouverte " et " l'esprit rebelle régresse vers le conservatisme ordinaire ". Quant au goût pour la satire, il ne dépasse pas " la plaisanterie aimable ". Ce livre, lui, n'est certainement pas aimable, et c'est ce qui en fait le sel.