(Note de lecture) Françoise Clédat, Ils s’avancèrent vers les villes, par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

L’engagement est un thème traditionnel de la littérature et de la poésie, dont l’objet peut être divers : politique, idéologique, écologique par exemple, voire anti-engagement, mais aussi poétique : dans ce cas-là, la prévalence est donnée à une réflexion sur ce que sont ou peuvent ou doivent la poésie et le poème : cette distance critique fait miroir ou mise en abyme avec le poème lui-même. Il y a de tout cela dans le livre de Françoise Clédat, dont il faut commencer par expliquer la structure et le propos qui sont exposés dans un « prologue » en vers (pp. 20 à 23).
Vingt entrées correspondent aux vingt lettres de l’alphabet phénicien dont sont issus les alphabets grecs et romains, autant dire la matière de notre écriture (« il est mère / Très vieille mère des alphabets du monde » p. 17), l’auteure associe chacune d’elle à une ville dont l’initiale débute par une de ces vingt lettres, classées selon l’ordre alphabétique ; par exemple : à Aleph (lettre a), correspond Alep, à ‘Ayin (lettre o) Oradour, à Shin (lettre s) Sébastopol / Stalingrad / Sarajevo. Autant de villes martyres dont la destruction physique ou humaine a été accomplie par la barbarie des hommes – au sens sexué du mot puisque c’est la domination masculine qui en est responsable, ainsi qu’il faut entendre le pronom du titre. « Chaque nom de ville détruite est mot de la fragilité humaine / Mot lieu qui désarme / Nous devant désarmés » (p. 22). Voilà pour le « dispositif » (p. 25) qui forme le corps du livre et illustre son sous-titre, « Désordre alphabétique ».
Chaque entrée se déroule en deux temps. Le premier s’ouvre par un poème qui interroge autant qu’il se laisse entraîner par les valeurs graphiques ou sonores de la lettre, en  préfigurant ses résonances avec la ville dont il est question ; ainsi, pour la lettre Pe ou Phe (notre p), à quoi est associée Phnom Penh : « P ou Ph soufle où / Peine / Plume et pen s’é- / Poumone » (p. 215) ; pour la lettre o, ‘Ayin, consacrée au massacre d’Oradour : « Œil /   comme bouche /   troué »  (1) (p. 195). Comme on le devine à travers ces premiers vers, le poème peut s’articuler à la lettre concernée qui démarre le vers ; il arrive que le poème entier soit établi à partir de cette lettre. Celui-ci est donc centré autour de la ville et peut en rappeler des éléments historiques, lorsque sa puissance ou sa splendeur étaient célèbres, ou le justifient : c’est le cas de Nankin (« Née Yecheng 495 av. J-C. delta du fleuve Yang-Tsé - / Nombreuses fois détruite – prendre / Nom / Nanjing (Nankin) quand /   reconstruite 1368 » p. 168), pas celui de Fukushima. Le texte se développe en introduisant la ou les causes de ses malheurs et le récit de son martyre, dont il détaille parfois les horreurs en les intégrant au poème, soit à travers des citations de témoins (l’interrogateur d’un camp dans la partie consacrée à Phnom Penh) ou d’auteurs (Tolstoï pour le siège de Stalingrad), soit par les vers de l’auteur comme dans l’évocation des crimes d’Oradour : « Deux enfants enlacés / Un enfant assis tête penchée / Petits restes dans voiture d’enfant / Consumés / Certains démembrés / Crânes jambes bras thorax / Petit pied dans un soulier / Jonchant le sol ou pêle-mêle hâtivement / Jetés dans fosses l’ / Odeur ». On le voit dans cet extrait, Françoise Clédat peut tordre, casser, rompre le vers, la syntaxe, voire le mot, afin de souligner cette violence innommable. Qu’importe que le mouvement soit descriptif, narratif ou plutôt méditatif, le livre interroge l’écriture du poème, et la manière dont  la langue, bâtie avec cet alphabet, est à même de dénoncer la destruction de ces villes et populations innocentes par des meurtriers de même alphabet. Que le lyrisme domine, certes, d’une façon parfois démonstrative parce qu’elle s’adosse à des éléments rhétoriques, mais ce lyrisme ne se laisse pas emporter : contenu par l’interrogation sur la place et la langue poétiques, il est une « Parole qui désordre » (p. 223).
« Narration des faits éloigne-t-elle poésie de son fait  (...) Narration en poésie est-elle / Négociation d’insoutenable » se demande l’auteure dans un poème construit sur l’anaphore du mot « Narration ». Question qui unit au premier le deuxième temps. Car à cette déflagration de l’inhumanité – volontaire chez Pol Pot ou à Hiroshima, conséquence des certitudes ou de la vanité des hommes pour Fukushima – suivent plusieurs poèmes qui sont d’une autre écriture et d’un autre registre, et qui font contrepoint. On y retrouve des éléments plus intimes, probablement autobiographiques, touchant à la vie quotidienne – la solitude et le retrait, une maison à l’écart, les chats, la présence des morts (« mes morts si légers » p. 212), la place de la sexualité et du corps (« Sécrétrice la capacité du corps est générosité » p. 302), celle du féminin, l’amour comme pendant et promesse. Quand il s’agit de vers, ils sont courts, organisés de façon libre, avec une disposition plus éclatée, tendant à une compréhension moins immédiate, parce que ce n’est plus le narratif ou le descriptif qui priment, mais le dire, au sens de l’ineffable considéré comme un centre historique de la poésie. Lorsqu’il s’agit de prose, ce peut être un mini-récit, comme cette solitude dans un café animé ou l’évocation de sentiments mêlés d’amitié et de compassion pour les chats, dont on mesure alors l’image de paix et de conciliation que ces animaux représentent. « Etre à chaque instant de chaque jour distraite des occupations de vivre et dans le flottement de cette distraction se sentir paradoxalement ajustée à la nudité de la vie (...) » (p. 69) : on le voit, cette forme d’apaisement de la vie individuelle, en retrait des villes, déchargée de l’Histoire, peut mener à une forme de sérénité, malgré ses incomplétudes. « Rien ne reste / sauf ce reste / où tout demeure » (p. 266) : trois vers simples et denses.
Ces multiples formes de l’engagement donnent à ce livre singulier une force et, on voudrait le croire en tant que vivant, une certaine confiance, comme Jéricho aurait pu le symboliser si la haine n’était passée par là : « Imaginaire de la guerre / Inventant /   origine vraie à historiquement faux/   Devenu historiquement vrai //   Préfiguration des génocides /   au lieu réel de métissage et de paix » (p. 115). Une double table des matières semble aller dans ce sens puisqu’on y trouve l’équivalent de ces deux temps : « Les villes » avec une indexation par lettre qui renvoie aux pages de barbarie et « La vie belle » avec une indexation qui correspond au deuxième temps. A la fin de la partie concernant Phnom Penh, après une série de réflexions interrogeant la place de la poésie et qui se closent par la citation d’actes inhumains que rapporte l’interrogateur d’un camp, Françoise Clédat ajoute entre parenthèses et dans un corps typographique réduit, comme un aveu d’impuissance : « (je n’ai pas de réponse à ce que je suis en train de faire) » : il me semble que son livre lui nous en propose une – annoncée dès le prologue (pp. 21 et 23) : « Ne pas oublier la poésie ».  
  
Ludovic Degroote

1. Lorsque le poème est construit avec une lettre identique à l’initiale, variante de l’anaphore dont j’ignore le nom savant, les vers qui se distinguent sont décalés par rapport aux précédents, ce que je rends par un espace blanc.
Françoise Clédat, Ils s’avancèrent vers les villes, Tarabuste, 2017,  336 p., 20 €.