Conférence d’Anand Mahindra au Nasscom Leadership Summit, le 13 février 2008
Le Nasscom est l’association syndicale des sociétés de services informatiques indiennes. Comme toute organisation de ce type elle organise des séminaires, des congrès où peuvent s’exprimer experts, visionnaires et têtes pensantes. En février dernier, un invité s’est particulièrement illustré par un discours brillant et décalé. Il faut dire que cet hôte de marque loin d’être issu du monde de la technologie, est un des grands capitaines de la vieille économie. Anand Mahindra, vice-président et directeur général de Mahindra & Mahindra (…) s’est appuyé sur la mythologie hindoue pour appeler à un changement des règles du jeu de l’innovation de la part du monde IT.
« Une des tâches que le groupe Mahindra s’est lui-même fixées est d’aspirer à être reconnu comme l’organisation la plus tournée vers le client en Inde, et pourquoi pas au monde !
Dans ce but, chaque fois qu’on me demande de parler à une conférence, j’ai établi comme option par défaut de demander à l’audience, mes clients, ce qu’ils attendent de moi.
Aussi je me suis retrouvé entrain de me demander ce que ce conclave de magiciens du IT attend du cerveau-droit prédominant que je suis. Vous ne m’avez certainement pas fait venir ici pour entendre un sermon sur la technologie. Et je ne voudrais pas prendre ce risque avec Nandan (Nilekani) et Kiran (Karnik) qui partagent la chaire !
Bien sûr, j’aurais pu le faire en demandant à l’un de mes collègues IT d’écrire ce discours, mais s’il eût été compréhensible pour vous, il aurait été incompréhensible pour moi !
Et bien que l’intitulé de cette session est ‘Grandir en construisant une économie de la connaissance, je pense que premièrement vous tous ici vous avez contribué à poser les fondations d’une économie de la connaissance, donc encore, vous n’avez pas besoin de moi pour vous pontifier à ce sujet, et deuxièmement, il y a des pressions et des impératifs que l’industrie a besoin d’affronter à ce point.
Je vais donc vous parler de quelque chose de complètement différent : Je vais vous parler de la Trimurti.
La plupart des indiens dans cet auditoire connaissent la Trimurti – La trinité dans la mythologie Indienne constituée de Brahma le créateur, Vishnu le consolidateur et Shiva le destructeur. Il y a une magnifique représentation de ceci dans la pierre, juste dix kilomètres au-delà de la baie, à Elephanta. A la fois en tant que businessman et comme quelqu’un qui tend à voir la vie au travers d’images visuelles, la Trimurti me fait penser à l’industrie IT. Réfléchissez-y.
Vous autres, êtes passés par une étape, où comme Brahma, vous avez créé quelque chose à partir de rien. Vous avez créé une industrie nouvelle et globale. Vous avez créé un secteur de services qui est aujourd’hui un pilier majeur de notre PIB. Mais plus important, vous avez créé une perception d’une nouvelle Inde, à la fois dans le monde et dans le cœur et l’esprit des Indiens.
CK Prahalad m’a dit un jour que dans les universités américaines aujourd’hui, il y a une grande attente, presque injuste, des étudiants Indiens, car il y a une énorme perception que tous les étudiants Indiens sont brillants, hors du commun. Vous avez créé cette perception. Et en Inde même, ce que vous avez créé est la confiance en soi. Vous nous avez montré ce que les Indiens sont capables de faire, et maintenant le reste de l’Inde croit que les Indiens peuvent tout faire. Brahma a créé un paysage physique, vous avez semé les graines d’un nouveau paysage mental et psychologique. Dans ce sens, vous êtes vraiment les Brahmas de l’âge de la libéralisation.
Mais la création est seulement la première phase. Vous devez alors évoluer vers la deuxième phase de consolidation de cette création – vers le réalisme de Vishnu, le persévérant. La création est l’affaire d’un temps. Consolider cette création est évidement une plus longue entreprise, sujette à beaucoup d’attaques et crises. C’est probablement pour cela que Vishnu est venu non pas en une incarnation mais en dix.
Toutes les fois où il y a un nouveau danger, il change son avatar vers une forme mieux adaptée pour faire face à ce danger. A différents moments il est apparu comme un poisson, une tortue, un nain. Mais son avatar le plus intéressant survînt quand il dût affronter le démon Hiranyakashyap. C’était un mauvais personnage, qui avait obtenu un impressionnant don des dieux. Aucun homme ou bête ne pouvait le tuer ; il ne pouvait pas être tué ni le jour ni la nuit, dans sa maison ou en dehors, sur la terre ou dans le ciel. Tout ceci le rendait pratiquement invincible – il alla, semant la terreur et seul Vishnu pouvait le contrer.
L’industrie IT aujourd’hui fait face à des challenges en tous points aussi complexes que ceux que Hiranyakashyap a posés à Vishnu. Il est frappé par un tsunami macro-économique d’un taux de change défavorable, des escalades de coûts rapides aussi bien pour les salaires que pour l’infrastructure et un réservoir de talents inadéquat en-dessous des institutions tier 1 et tier 2 (note : le plan de croissance de l’IT en Inde segmente ses zones en « tier »).
Au niveau de l’entreprise, les sociétés commencent à être pénalisées par une différenciation pauvre et un manque de focus (essayer d’être tout pour tout le monde) et la mise en exergue des grands volumes et la compétition sur les prix.
Soudain, l’industrie semble être tombée de son piédestal ; vous êtes devant votre véritable Hiranyakashyap.
C’est intéressant de voir comment Vishnu s’en est sorti avec lui. Comment vous pouvez détruire quelqu’un qui ne peut être tué par l’homme ou la bête, à l’intérieur ou à l’extérieur, de jour ou de nuit, etc… Le démon a pratiquement toutes ses bases protégées. Donc Vishnu a pris l’avatar de Narashima pour contrer le don adverse. Narashima était une créature hybride, moitié homme, moitié lion, et encore plus ni homme ni bête.
Il a tué Hiranyakashyap au demi-jour. Il l’a tué dans la cour qui n’est ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Et il a tué le démon en l’enserrant entre ses genoux et en le trainant à part, contournant ainsi la règle du sort voulant qu’il ne puisse être tué ni sur la terre, ni dans le ciel. Maintenant c’est ce que j’appelle l’algorithme innovant.
Quelles sont donc les leçons de cette histoire pour l’industrie IT ? Et bien, la première chose que fit Vishnu fût de se réinventer lui-même. Ce ne fût pas le gentil et contemplatif Vishnu qui a combattu Hiranyakashyap – C’était l’effrayant avatar Narashima. Vishnu s’est réinventé pour s’adapter aux circonstances. Les circonstances ont drastiquement changé. Réinventez-vous.
Est-ce que j’ai toutes les réponses sur les modes de réinvention ? Non, bien-sûr que non, autrement je serai dehors entrain de soumettre des brevets, toutefois je peux proposer deux approches larges.
D’abord pourquoi ne concevrait-on pas des business modèles qui défient les approches de l’industrie traditionnelle et qui transforment alors nos organisations, les gens et les process à exécuter. Si nous continuons à frapper aux portes des clients avec nos options traditionnelles de l’offshore, nous rencontrerons les plaintes de nos vendeurs : nos meilleurs clients n’entendent pas sonner la cloche !
Par exemple, les modèles « logiciel à la demande » et « open source » ont changé les règles du jeu pour le logiciel. Ne pouvons-nous pas changer les règles du jeu autour cette fois ? Pourquoi n’inventons-nous pas la technologie zoom ou la virtualisation ? Jusqu’à présent, la marque indienne de l’innovation a été identifiée avec l’industrie IT, mais est-ce vraiment innovant. Cela change-t-il le jeu ? Ironiquement, vous pouvez maintenant regarder vers les anciennes industries avec des cheminées en guise d’inspiration.
Il y a quelques semaines, une société automobile Indienne a fait évoluer le jeu. Peut-être au final la Nano ne sera pas vendue pour cent mille roupies. Peut-être elle ne donnera pas de grandes marges, ou ne remplacera pas autant de motos qu’elle voudrait, mais cela a été un mouvement de changement de jeu ; cela a été un coup de tonnerre qui a été entendu dans le monde entier. Le monde IT peut-il prétendre la même chose ?
Il y a un vieil adage, apparemment adopté par l’industrie IT, qui est que le secret du succès est de sauter sur toute opportunité qui se présente. Et comment savez-vous si des opportunités se présentent? Vous ne savez pas, vous vous contentez de sauter continuellement !
Donc quand allons-nous arrêter de sauter simplement toutes les fois qu’un client semble éternuer, et en réalité créer des produits et services qui deviennent leurs propres opportunités.
Regardons quelques domaines nouveaux où l’Inde peut avoir des avantages naturels. Je me souviens que C.K. Prahlad nous disait que nous ne réalisions point combien il est important de privilégier, dans notre pays, les écosystèmes émergents des innovations. Il nous avait donné l’exemple de comment, grâce à une coïncidence heureuse, le IT et les industries automatiques indiennes sont situés grossièrement dans les mêmes zones géographiques. Donc pourquoi n’y-a-t-il pas eu, selon les théories des stratégies génériques de Michaël Porter, une industrie robotique écrasant le monde, qui aurait pris forme ici.
Pourquoi n’y a-t-il pas des compagnies IT qui se serviraient de l’énorme potentiel indien de « soft power » (ou puissance douce ) du business du cinéma et de la télévision pour exploiter la prédominance technologique de ce que Tellco appelle le « dernier mile » mais qui est, en réalité, le « premier mile » dans cet audacieux nouveau monde interactif ?
En deuxième lieu, pourquoi n’essayons-nous pas de nous concentrer sur une industrie verticale (ex : les télécommunications) ou sur un domaine horizontal (ex : administration des chaînes de distribution), en choisissant les dimensions clés de la différentiation compétitive – produit versus service, envergure versus profondeur, vitesse de livraison, capacité de réponse du service à la clientèle, tarifs fixes ou basés sur les revenus, propriété industrielle ou propriété intellectuelle, etc.
De plus, préparons-nous à prendre des décisions difficiles tout au long du parcours – changer les gens qui ne font pas l’affaire, s’éloigner des marchés qui ne conviennent pas.
Il est cependant essentiel, au cours de ces tentatives, de reconnaître que la focalisation, la différentiation et la construction de la marque demandent du temps et de l’investissement. Le fait de vendre des valeurs ou faire du business hors des sentiers battus, tend à allonger les cycles des ventes, ce qui tend à mettre de la pression sur le cash flow et il nous faut alors résister à la tentation d’étendre nos services ou de couper dans nos prix uniquement pour gagner le marché et garder les gens occupés.
En même temps que la réinvention, et dans le processus de la sienne, Vishnu conçut des ouvertures selon les opportunités et adapta ses aspects physique et mental pour profiter de ces ouvertures. L’industrie IT peut faire la même chose. L’on a souvent souligné que dans le mot chinois pour crise existait aussi le mot chinois pour opportunité. J’aime cette vision des choses. Je crois fermement que le taux défavorable du dollar peut être vu soit comme le verre à moitié vide ou comme le verre à moitié plein. C’est sûr que cela affecte les marges. Mais ça engendre également la chance de profiter des ouvertures et d’acheter vous-mêmes ce que vous n’avez pas, de façon à ajuster votre structure pour relever les défis.
Le fait que la valeur de notre monnaie ait augmenté et que les taux de capitalisation restent supérieurs à la moyenne, signifie que nous pouvons obtenir les vastes marchés IT et des frontaux que nous n’avions jamais imaginé conquérir. Et plus ils sont importants meilleurs ils sont. Puisque l’on vous incite à mettre les bouchées doubles, on devrait aussi vous acclamer lorsque vous faîtes des offres à des compagnies qui semblent être de trop gros poissons pour vous. C’est ainsi que ça se passe continuellement dans le secteur manufacturier – le meilleur exemple étant celui de Tata Corus – et, à Mahindra, alors que nous avons commencé à partir de rien, nous avons rassemblé un portefeuille d’acquisitions qui fait de nous, aujourd’hui, le quatrième groupe sidérurgique le plus important au monde.
Il existe des précédents historiques. Si vous regardez du côté du Japon et la Corée du Sud, les deux pays sont passés par une phase au cours de laquelle ils ont dû faire face au scepticisme mondial, puis ils ont construit, avec ténacité, des industries domestiques puissantes et compétentes , et ensuite, par l’acquisition de firmes globales et en gagnant la confiance de leur clientèle, et grâce au soutien fourni par la liquidité globale et des taux de capitalisation élevés, ils ont optimisé la variation des rendements boursiers .
Effectivement, par l’acquisition de forces et d’aptitudes nécessaires, vous allez ajuster votre profil et créer une nouvelle entité pouvant triompher des défis aussi sûrement que Vishnu vainquit Hiranyakashyap.
Et finalement, en même temps que vous vous réinventerez, vous allez devoir considérer certains aspects du troisième personnage de la Trimurti, Shiva le destructeur.
Il faut détruire, par exemple, l’idée que l’arbitrage des coûts est obligatoire. Il s’agit de reconnaître que la bataille pour proposer des services offshore de sous-traitance, multiples et à des prix de revient faibles, a déjà été menée et gagnée. Souvent, lorsque des modèles stratégiques rigides sont mis en place, les compagnies, comme les pays, ont tendance à livrer éternellement la dernière bataille. Si vous n’êtes pas encore dans la liste des gagnants, vous avez besoin d’explorer d’autres façons de faire face à la compétition en vous basant sur la valeur et la différenciation plutôt que sur le prix et l’échelle.
Il faut vous débarrasser de la présomption que la réussite ne dépend que de la taille et cesser de vous comparer à d’autres entreprises indiennes. Beaucoup de compagnies définissent le succès en déclarant « nous voulons être parmi les dix meilleures entreprises IT en Inde ». Pourquoi ne pas dire plutôt « nous voulons être le premier fournisseur mondial de services IT dans le secteur bancaire »?
En dernier lieu, peut-être que le temps est venu de balancer l’idée que le monde est une source d’abondance mais que l’Inde ne l’est pas. Il existe un énorme marché potentiel dans la classe moyenne et dans les milieux d’affaires indiens, qui n’ont pas été explorés. Même une clientèle qui se trouve au bas de la pyramide, est rentable aujourd’hui. Mais cela nécessite la destruction créative des mentalités existantes et une révision des divers postulats auxquels nous tenons précieusement.
Pour conclure, il semblerait qu’il n’y ait pas une différence si grande entre les avatars au sens mythologique et ceux au sens technologique. Peut-être sont-ils tous les deux les expressions symboliques d’une même réalité. Chacun à sa façon porte le même message, qu’il est nécessaire de réinventer, de s’ajuster et de réviser nos manières d’affronter les défis qui se présentent à nous.
J’aimerais terminer avec une de mes citations préférées, (…) :
Mon père croyait que le monde serait le même. Par contre, mes enfants se lèvent chaque matin en pensant que le monde sera différent. Commençons à suivre l’exemple de nos enfants, il est temps pour nous de nous réveiller et de construire un monde différent.
(Conférence d’Anand Mahindra au Nasscom Leadership Summit, le 13 février 2008)
Posted by Frédéric DONNETTE at 11:04 PMEdited on: jeudi 03 juillet 2008 11:11 PM
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