On n'a jamais autant bavardé sur la « communication », de Norbert
Wiener à Mac Luhan, et dans les « colloques », que depuis qu'il existe si peu de communications proprement humaines entre les hommes, puisque l'homme est de plus en plus solitaire par rapport aux autres et plus divisé à l'intérieur de lui-même. On aime nous rappeler, à temps et à contretemps, que si la première révolution industrielle, celle de la machine à vapeur, a remplacé les muscles humains, la seconde, celle de la cybernétique et de l'ordinateur, remplace le cerveau humain. De là à imaginer qu'une entreprise entière serait gérée par ordinateur, et, au-delà de l'usine, la société dans son ensemble, il n'y avait qu'un pas : il fut allègrement franchi, aussitôt après la Seconde Guerre mondiale qui avait donné naissance à la cybernétique à partir des problèmes posés par l'acheminement des convois militaires à travers l'Atlantique. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Père Dubarle, dégageant avec lucidité les conséquences de la « cybernétique » de Norbert Wiener, évoquait déjà la possibilité d'une « machine à gouverner », à partir du moment où les décisions économiques ou politiques des hommes relèvent de la théorie statistique des « jeux », au sens où Von Neumann les a étudiés mathématiquement3, et où l'appareil d'État est assimilé à une machine autorégulatrice. Norbert Wiener ajoutait : « La presse exalte le " savoir-faire " américain depuis que nous avons eu le malheur de découvrir la bombe atomique. Il y a pourtant une qualité plus importante que celle-là, et beaucoup plus rare aux États-Unis. C'est le " savoir-quoi ", grâce auquel nous déterminons non seulement les moyens d'atteindre nos buts, mais aussi ce que doivent être nos buts4. » Ceci était écrit en 1954. Mais vingt-cinq ans plus tard cette « qualité » (de savoir quel but poursuivre et de ne pas confondre ce savoir avec celui des moyens pour atteindre un but) fait des ravages bien au-delà des États-Unis.
L'exemple le plus éclatant de cette confusion entre une science qui nous donne des moyens, et une sagessse qui nous permet de concevoir des fins, est le livre de Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité. Définissant d'entrée de jeu l'organisme vivant comme « un objet doté d'un projet» : celui de reproduire sa structure, et même de la transformer, il appelle cette étrange propriété « téléonomie », pour éviter le vieux mot de « finalité », qu'il veut absolument exclure de la science. « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la nature : c'est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance " vraie " toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de projet... Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d'imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d'un projet, d'un but, poursuivi où que ce soit dans la nature. » A partir de ce postulat, parfaitement légitime pour qui veut éviter toute explication paresseuse à partir du dessein extérieur d'un démiurge, Jacques Monod, en une fort élégante démonstration, rend compte du phénomène de l'évolution biologique, c'est-à-dire à la fois de l'invariance des structures et de leurs mutations, à partir de deux concepts exclusifs de tout autre : la nécessité et le hasard. La nécessité n'est pas, chez Jacques Monod, de nature mécanique (comme chez Descartes ou dans 1' « homme machine » de La Mettrie), mais de nature cybernétique. Le « hasard » intervient nécessairement pour expliquer l'invariance des structures, car, en vertu de la deuxième loi de la thermodynamique, on pourrait s'attendre à une dégradation. Mais chaque système biologique baignant dans un système plus vaste, il peut se produire des « remontées » locales et provisoires de l'entropie sans infirmer la valeur de cette loi pour l'ensemble de la nature. Ces hasards successifs peuvent être intégrés à la structure, fixés, accumulés par le jeu des autorégulations cybernétiques. A ce niveau de la biologie, je n'ai ni la compétence pour discuter de la valeur de l'explication de Jacques Monod, ni le besoin de le faire pour mon actuelle démonstration. Je me limiterai donc, à cette étape, à deux remarques qui ne touchent pas à la biologie : 1. L'affirmation, répétée à maintes reprises par l'auteur, que cette explication est la seule possible, exclusive de toute autre. Cette illusion dogmatique a été celle d'autres savants à d'autres époques. Descartes et La Mettrie après lui ont affirmé aussi que tous les phénomènes de la vie était réductibles, sans résidu, aux concepts et aux lois de la mécanique. Devant la fière assurance de Jacques Monod, il m'est arrivé de me demander s'il n'était pas le La Mettrie de la cybernétique. 2. La notion du hasard est toujours troublante. Sans doute Jacques Monod lui donne-t-il le sens mathématique qu'il peut avoir dans les théorèmes de Von Neumann. Néanmoins, même à partir des nombres les plus grands, on peut se poser la vieille question : à supposer que l'on confie à un singe, dans le désordre, toutes les lettres composant l'Iliade, combien de chances y a-t-il pour que, disposant et redisposant sans cesse les caractères « au hasard », il arrive un jour à composer le poème? Si bien qu'en dépit des précautions prises par Jacques Monod, son « hasard » me paraît bien souvent jouer dans son livre le rôle que jouait la « Providence » dans les sermons du curé de mon village. Mais mon hésitation découle sans doute de ce que je n'ai point l'imagination ni l'audace de « ce poisson primitif » qui, selon Jacques Monod, « a choisi d'aller explorer la terre où il ne pouvait cependant se déplacer qu'en sautillant maladroitement7 ». Ce « Magellan de l'évolution8 », comme écrit encore Monod, est ainsi le premier d'une lignée de Terriens qui, par une accumulation d'autres hasards, deviendront nos aïeux. Même si j'acceptais sans sourciller cette « explication » au niveau de la biologie, je n'en retiendrais pas moins que l'ouvrage de notre Prix Nobel est peuplé de beaucoup plus de miracles que la Bible. Mais, dès que nous dépassons la biologie, les choses s'aggravent : dans les vingt-deux dernières pages du livre (p. 175 à 197), Jacques Monod traite à la fois de la morale, de la politique et de la religion en un raccourci magistral qui consiste à généraliser et à extrapoler tous azimuts le type d'explication qu'il a appliqué à la biologie, pour aboutir à cette conclusion péremptoire : « L'homme sait enfin [depuis Jacques Monod. — R. G.] qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'univers d'où i l a émergé par hasard. » Serait-il insolent de se demander si ce ne sont pas ces vingt-deux pages qui ont fait de l'ouvrage un best-seller, et pourquoi ? Car, enfin, il est peu probable que ce soient les considérations techniques sur les « enzymes allostériques » ou les « séquences polypeptidiques » qui, en dehors des spécialistes, aient attiré des centaines de milliers de lecteurs en France et dans le monde ! L e livre de son collègue François Jacob, comme lui Prix Nobel et traitant du même problème de la Logique du vivant10, avec la même compétence et à quelques semaines d'intervalle, mais en s'en tenant à la seule biologie, n'a pas été aussi choyé par les médias touchant les grandes masses. Nous avons donc le mauvais esprit de penser que ce sort fulgurant, connu par le Hasard et la Nécessité, est moins dû à l'incontestable compétence du biologiste, qu'au contestable pamphlétaire du dernier chapitre qui avait le mérite insigne d'exécuter, au nom de la science, le marxisme (en pourfendant par surcroît — fausse fenêtre pour la symétrie — Teilhard de Chardin). Jacques Monod devenait ainsi le pape du positivisme et le fer de lance de l'antimarxisme.
Roger Garaudy Extrait d’Appel aux vivants. A SUIVRE