(Note de lecture) Laure Gauthier,"La città dolente", par Claire Tencin

Par Florence Trocmé

En entrant dans la cité de Laure Gauthier, on se risque à traverser les cercles de l’enfer-mement où les corps se dégondent sous les cahots de la syntaxe. La violence s’épie derrière les bruits inaudibles, les figurations vides de personnages dé-figurés, de l’enfance à la vieillesse des êtres que le quotidien acharné a fait grandir sans visage, a abîmé dans le sordide, a beugné de coups, a fait tournicoter dans la machine à laver, a abruti de son somnolent ennui : la mastication de la blanquette de veau ou l’accrochage des rideaux en surimpression sur les blessures, les mots camouflés sous la peau.
Le regard est éduqué
Pour rester à la hauteur de la vitrine ; regard gondole,
Fausse Vénétie
Les sept chants de la Cité Dolente trace la cartographie de corps démembrés, mutilés, conservés dans le formol d’un silence transparent. La violence est ontologique à la vie, l’espérance se rattrape aux gestes perdus de l’humour.
 
Il faudra bientôt planter davantage de pins et de chênes pour les cercueils XXL. Et dire que l’on manifeste contre le foie-gras.
Laure Gauthier manipule son lexique au doigté ou à coup de griffes, la main et sa cohorte verbale marquent constamment la gestuelle de la langue qui enfouit et déterre. Mains tâchées, mains tendues éperdues, mains ligotées, mains-pochoirs rouge sur la peau, main dans la bouche pour retirer les fils de la viande de veau. Des mains comme les prolégomènes d’un désir fossoyeur.
Tendre la main au travers de la terre sous laquelle gît sa mère, pour s’en couvrir, s’y rassurer.
La langue ligature ramasse les organes que la pesanteur ne peut guère soulever de la flaque de sang. L’enfant au pilori, torturé en public, ne vaut pas un spectacle, le malade cloué dans son lit stationne entre dehors et dedans sans voir l’issue dans le couloir.
Tout comme le corps fracturé, le décor se fracture, effraction des sensations dans le réel, effraction des couleurs, des sons, des images-truites en guise de truites, le réel ne se plie pas en quatre dans la description formelle. Un réel fractal, pointé au fond de la rétine pour regarder les viscères et le squelette.

Curiosité animale. J’attends sans langue. Ne suis qu’attente et nez. Odeur de pins artificiels sous laquelle je devine la mort. Cela sent le linoleum, le détergent et la vie achevée.

On y étouffe dans la prose de Laure Gauthier, en apnée sous les mots, le nez aux aguets, la bouche obstruée, les oreilles dans l’agonie des corps, la respiration se défait maigre, au bord de l’asphyxie.

bouche à bouche écorché avec l’inaccepté

Dans La cité dolente de Laure on entend un chant, on ne sait si c’est celui des origines ou de la fin, il s’époumone dans la langue, la dégringolade des allitérations le halètement lexical les cris en lettres capitales les incartades domestiques et l’humour sauve qui peut.
Le livre, paru chez Chatelet-Voltaire en 2015*, vient de paraître en version bilingue dans la sensible et polyphonique traduction de Gabriella Serrone (éd. Macabor, 2018). Ce passage d’une rive française à une rive italienne rend non seulement hommage à ce que l’auteure depuis marie weiss rot / marie blanc rouge (écriture bilingue français-allemand) appelle « la poésie de couloir », un espace habitable et libre, une langue interstice « blanche », mais il prend également acte du dialogue sous-jacent de ce livre avec la poésie italienne, à commencer par le titre qui fait écho à l’Enfer de Dante, ou l’exergue tiré d’une citation de Pasolini (« avrei voluto urlare, e ero muto, P. P. Pasolini, La Religione del moi tempo : « J’aurais voulu hurler, et j’étais muet).
L’auteure revisite les cercles de l’enfer en métamorphosant les illustres protagonistes de Dante en visages anonymes et blessés par des images à consommer et des gros-titres à voir. L’enfer est la fait-diversification du monde, le monde vécu comme fait-divers jusqu’à effacement des visages. Contrairement à Dante, l’auteure rend hommage aux anonymes notamment dans le Chant cinquième où se trouve une citation modifiée de La divine comédie : « Je quitte le douloureux hospice vers les voix vives. Que des inconnus – me repeuplent. »

Claire Tencin

Laure Gauthier, La città dolente, traduzione di Gabriella Serrone, Macabor, bilingue italien/français, 2018€
*Laure Gauthier, La cité dolente, Chatelet Voltaire, 2015.