Alain Woodrow, Les Jésuites, 1990.
Alors non, ce n'est pas ce que vous croyez, ce n'est pas que je n'ai plus rien à lire. Le sujet m'intéresse vraiment. Le rapport avec le voyage ? Énorme ! La Compagnie de Jésus, c'est ce petit groupe d'originaux créé par Ignace de Loyola au XVIème siècle qui se mettent en tête de s'essaimer partout dans le monde pour convertir les populations au christianisme. Une équipée d'illuminés dont les débuts sont un peu chaotiques et dont le pape de l'époque se méfie pas mal, mais qui ont le mérite de jurer fidélité au Saint Père et de se mettre à sa disposition, quelle que soit la mission que celui-ci leur confère : ça aide. La Compagnie de Jésus est finalement reconnue officiellement en 1540 et c'est parti pour une progression complètement dingue. Ils sont partout. Très vite, on les retrouve dans le nouveau monde, en Chine, au Japon, en Europe évidemment. Leur méthode est simple : se fondre dans la masse, à Rome faire comme les romains, adopter les coutumes locales. C'est presque du travestissement ! Ils appellent cela "l'inculturation". S'habiller en mandarin, pousser la ressemblance à son paroxysme et convertir les élites locales pour provoquer des conversions de masse parmi le peuple, ça s'apparente quand même à une grosse supercherie. Mais cela se fait dans le respect de l'Autre. Et puis, partout où ils opèrent, les Jésuites respectent et suivent non seulement les cultures autochtones, mais apprennent également la langue, inestimable vecteur de transmission. Pourquoi employer le latin face à des Indiens ou des Quechuas ? C'est une absurdité à laquelle les Jésuites n'adhèrent pas. Au contraire, le catéchisme mondial des Jésuites est polyglotte.
Je connaissais déjà le sujet en ce qui concerne la partie américaine de leur épopée. Très tôt, la Compagnie de Jésus est appelée à la rescousse dans les colonies de la couronne espagnole afin de procéder au nombre incalculable de confessions engendrées par la christianisation forcée des populations. Leur présence sur les terres américaines est forcément contrastée, puisqu'ils sont là pour "extirper l'idolâtrie" et recourir à la sévérité si cela est nécessaire (dans le cas d'apostats qui pratiquent leur ancienne religion en cachette ou des "héchiceros" ("sorciers", en fait les prêtres des religions andines) pour lesquels on construit même des prisons : les idoles sont brûlées et les sanctuaires détruits. On n'est pas non plus à une époque formidable. Pourtant, les Jésuites s'opposent farouchement à la barbarie de l'Inquisition et aux thèses guerrières du vice-roi Toledo. Ils prônent la persuasion, la discussion, le prêche, afin d'amener pacifiquement les indigènes à se tourner vers la nouvelle religion, ce qui, à l'époque, ne va pas du tout de soi. De même qu'en Chine, ils enseignent le catéchisme dans les langues locales et ne voient pas en quoi les cultures andines s'opposeraient au catholicisme.
Dans les années 70, c'est d'une autre forme d'ouverture d'esprit dont les Jésuites font preuve. Résolument tournée vers les pauvres dont elle partage le quotidien, la Compagnie se fait la voix des sans voix et finit inévitablement par lutter contre les dictatures en place, notamment en Amérique Centrale. De là à franchir le cap de l'engagement politique, il n'y a qu'un pas et les Pères le franchissent souvent spontanément. Non pas par attachement au marxisme, mais parce que certaines de ces thèses correspondent à leur vision de la justice sociale. Seulement voilà, le Pape et toute l'institution catholique ont une peur bleue du communisme et on trouve toutes sortes de prétextes pour accuser les Jésuites. Personne ne les défend lorsqu'ils se font assassiner dans les villages salvadoriens ou nicaraguayens. Jean-Paul II en personne durcit l'attitude de Rome. On a tendance à valoriser Jean-Paul pour son engagement de paix à travers le monde, mais on a tendance à oublier son soutien indéfectible envers les dictatures latino-américaine et son rejet farouche des mouvements populaires...auxquels les Jésuites prennent part. On se souvient de l'image marquante de la visite du Pape au Nicaragua en 1983, lorsqu'il admonesta vertement le Père Ernesto Cardenal dont il réprouvait l'engagement envers le peuple opprimé. Son frère, Fernando Cardenal, avait carrément été viré de l'Eglise par le Pape. C'est dire !
On ne peut qu'éprouver de la sympathie pour ces religieux qui mènent finalement une vie "comme les autres", travaillent (on veut parler ici des "prêtres ouvriers"), se syndicalisent, font de la résistance au nazisme pendant la guerre, et ont finalement tout pour plaire. Que l'on soit chrétien ou pas, l'histoire de la Compagnie de Jésus en dit long sur les tares de l'institution catholique, ses excès, son élitisme et son esprit étriqué. Le livre est, outre un document précieux pour qui s'intéresse à la Compagnie, un voyage étonnant dans les méandres de l'Eglise, ainsi que l'incroyable aventure d'hommes portés à favoriser la connaissance et le respect de l'Autre plus haut que tout.