(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français, 1er mars. Dans les armées, il n’est qu’une offensive qui mérite vos soins : celle des coups. Est-ce pour cela que dans notre correspondance nourrie au front nous avons écarté celles qui n’étaient pas de cette sorte, sûrement ? Nous avons manié toutes les hypothèses, prêté aux Allemands force, ruse, calculs ; nous les avons vus face aux Anglais, reprenant le plan cher à leur cœur : Calais ; face aux terrains les moins ravagés qui serviraient d’hippodrome à leurs tanks : Cambrai ; puis directement sur nous, mangeant des yeux, avant de mieux faire, Reims, Nancy, Belfort. Nous avons dirigé leurs masses tenues prêtes, à l’entrée des vallées. Ne voyant rien se déclencher nous avons dit : « Ils attendent leurs divisions libérées de Russie, ou la mise en action d’une nouvelle trouvaille diabolique (comme s’ils étaient d’anciens anges !) ou tout simplement, ainsi qu’au temps d’Homère, ayant déjà leur gaz, le vent favorable. » Il était pourtant une autre supposition. Mais elle se trouvait loin des armes et nous la laissions passer devant nous, pareille à l’étrangère qui ne doit pas retenir les regards. C’est l’offensive diplomatique. Elle apparaît au jour. Elle ne vient pas des lignes mais de Berlin. Les soldats peuvent donc la fixer dans les yeux ; s’il en est qui doivent se baisser, ce ne seront pas les leurs. Au pied du mur Que l’Allemagne, une fois sa force ramassée, ait le dessein de profiter de la crainte qu’elle croit nous inspirer, voilà une idée qui n’est pas neuve. L’Allemagne n’ignore rien du prix que lui coûterait une tentative désespérée. Elle aura dans un mois, quand ses trains finiront de revenir de l’Ouest, fait son plein. Avant d’ouvrir la blessure par où coulera son dernier sang, dans l’incertitude où elle est qu’en cas d’échec, il ne retomberait pas sur elle-même, elle veut jouer de son fantôme. Elle a plusieurs raisons pour cela. Toutes tiennent de la prévoyance. En premier, raison de politique intérieure : se couvrir auprès de son peuple ; pouvoir crier aux colères qui éclateront : « Vous aussi vous avez été consentantes. » Puis, même manœuvre, rendre solidaires ses soldats, leur dire : « La paix, je la voulais, je l’ai tendue, on a refusé de la saisir ; allez et forcez la main à nos ennemis. » Pour les empêcher, les choses tournant mal, de l’accuser, l’Allemagne de ses civils et de ses soldats fera ses complices. En second, raison de politique extérieure. Est-elle certaine de nous enfoncer ? D’où lui viendrait après trois ans et sept mois d’impuissant orgueil cet arrogant espoir ? Elle ne peut même pas nous entamer une demi-journée durant, lors de ses coups de main défonceurs. La menace à la main Son soldat évidemment n’est pas sur les boulets, il se porte bien ; il marchera ; mais le nôtre, est-il malade ? A-t-il plus que le sien l’habitude et le goût de reculer ? Son nombre ? Eh ! notre état-major sait encore compter, nous le connaissons aussi bien qu’elle. C’est peut-être aussi parce qu’elle n’ignore pas nos chiffres qu’elle est là depuis un mois à se tâter. Qui lui prouve alors que Ludendorff a raison ? Qui prouve à Ludendorff lui-même son infaillibilité ? Qu’il ait foi dans son plan est logique, tout général préparant une offensive croit en elle, mais que l’Allemagne croie dur comme fer en Ludendorff est autre chose. La voilà donc debout devant nous avec une grosse menace à la main. Alors elle s’interroge : « Ne pouvant jurer de rien, se dit-elle, ma menace encore toute neuve vaut certainement mieux que mon effort avorté. Mettons-nous sous son ombre ; nous ne pourrions pas trouver meilleure place pour sonder l’ennemi. » Le socle c’est l’armée. Si les Allemands, par leur astuce, supposent qu’ils énervent notre armée, c’est qu’ils n’entendent décidément que des choses grossières. Jouer de subtilité, de clairvoyance et d’honneur avec les Français ne leur conviendrait pas. Ils pourront tuer le soldat bleu horizon, s’ils ne sont tués par lui, mais le duper, nenni ! Qu’ils s’y prennent comme ils voudront, ils n’arriveront pas à l’entortiller dans leurs lacets. Ils ne parviendront pas plus à lui faire croire qu’ils lui rendent justice en le dépouillant qu’à l’incliner à acheter sa libération par son renoncement. Sa race ne prend ses racines ni dans la naïveté ni dans la lâcheté. Ils peuvent monter toutes sortes de tractations, mêler les échanges, dorer ce qui ne vaut rien pour nous l’offrir, ternir ce qu’ils convoitent pour mieux l’escamoter, ils ne surprendront pas son bon sens. Il ne veut pas plus de la paix à tout prix qu’il ne désirait la guerre au même taux. On lui a imposé l’une, on ne lui imposera pas l’autre. Que l’Allemagne en soit avertie, il ne lui reste que deux chemins pour sortir de notre côté, ou la sagesse dans ses propositions ou l’attaque. Sur la seconde de ces routes nous voyons chaque jour ce qu’ils rencontreront. La fierté des combattants n’y sera pas seule. Si le cœur leur en dit encore, il y a de quoi amonceler leurs cadavres.
Le Petit Journal
, 3 mars 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille