" Je suis célèbre depuis Gibraltar, jusqu'à Arkhangel ", ainsi parlait Clarisse Manzon en mars 1818. Dans les lettres qu'il écrivait de Saint-Pétersbourg, le comte de Noailles, ambassadeur de France en Russie, se plaignait qu'on ne lui parlât que " de Madame Manzon et de la fonte des neiges ". Pourtant, elle n'avait pas tenu salon comme madame Récamier ou connu le succès littéraire comme madame de Staël. Elle aurait pu couler une vie paisible de bourgeoise de province, si personne n'avait eu l'idée saugrenue, au soir du 19 mars 1817, de trucider maitre Fualdès dans la tranquille bourgade de Rodez.
Une jeunesse bercée par la nature et Jean- Jacques Rousseau.
Clarisse Enjelran, épouse Manzon, voit le jour à Rodez en 1785. Son enfance se déroule dans une atmosphère d'angoisse et d'incertitude. Une partie de sa famille, qui appartenait à la noblesse de robe d'ancien régime, fait connaissance avec les cachots de la République. Elle grandit, solitaire et libre dans le " sombre château du Perrié ". Son appétit pour le romantisme et la liberté naît sans doute de cette éducation qui n'aurait pas déplu à Jean-Jacques Rousseau. Pour tenter d'apprivoiser cet oiseau sauvage, ses parents croient bon de la marier avec un homme de " bien ", un officier nommé Marc-Antoine Manzon de douze ans son ainé. Un brave monsieur, qui consent, pour combler les envies de romantisme de sa dulcinée, à jouer les Roméo sous les murailles du château du Perrié. Cependant, l'âge et les douleurs venant, il se lassa du jeu et le ménage prit l'eau. De guerre lasse, il accepta la séparation et en août 1816, Clarisse Manzon s'installait avec son fils à Rodez, ville dans laquelle son père était président de la cour prévôtale[1].
Quand le destin bascule.
Rodez se prête mal aux romans dont l'âme de Clarisse est friande. Les descriptions, qu'en font les rares voyageurs qui la traversent, ne la rendent guère attrayante. De plus, deux malédictions pèsent sur la ville, l'ennui et la médisance. L'ennui fut, pour Clarisse, de courte durée. Les distractions ruthénoises étaient rares, mais la ville abritait une garnison peuplée de jeunes et beaux officiers. Le lieutenant Clémendot, coqueluche des jeunes Ruthénoises, vint rapidement combler l'ennui dont souffrait Clarisse. L'aventure n'aurait pu être qu'une charmante bluette si Rodez n'avait été bouleversée par la sinistre découverte du 20 mars 1817. Ce matin-là, on découvrit le cadavre d'un homme ligoté qui tournoyait à la surface de l'Aveyron. Une entaille béante à la gorge montrait, sans équivoque, qu'il avait été assassiné. On ne tarde pas à l'identifier puisqu'il s'agissait d'un notable bien connu de la région Me Fualdès, ancien procureur impérial. Antoine-Bernardin Fualdès est né le 10 juin 1761. C'est un personnage important, un notable, qui a fait carrière tout d'abord comme avocat. A la Révolution, il devient administrateur du Directoire de département de l'Aveyron, juré au Tribunal révolutionnaire de Paris, accusateur public au tribunal criminel de l'Aveyron et enfin, procureur près la cour d'Assises de Rodez Il occupe cette fonction jusqu'en décembre 1816. De ce riche passé révolutionnaire, il a conservé un attachement aux idéaux de la République et de l'Empire. Il a le profil parfait d'une victime de la terreur blanche[2]. C'est précisément ce que voulait éviter les autorités, d'où leur empressement à trouver des coupables hors du champ politique.
Les exécutants sous les verrous.
A la vitesse du son, la nouvelle se propagea dans la ville. Personne n'avait vu le cadavre, mais chacun avait son mot à dire. Très vite, les témoignages affluent. D'ordinaire, les rues de Rodez se vident avec le crépuscule, mais dans cette soirée du 19 mars, la moitié des habitants semblaient avoir été témoin de quelque chose. Les soupçons se portent rapidement sur la maison Bancal sise rue des hebdomadiers, sorte de taudis, dans lequel se côtoient hommes et bêtes. Connue comme un haut lieu de la prostitution ruthénoise, elle devint vite, selon la rumeur, le lieu de tous les vices. Fort de tous ces témoignages, le juge Teulat opéra une perquisition à la maison Bancal. On trouva une couverture tâchée de sang. Le juge déduisit que cette couverture avait pu être utilisée pour transporter le corps de Fualdès. Les époux Bancal et leur fille la plus âgée furent jetés en prison aussitôt. Mais l'opinion réclamait d'autres coupables. On interrogea les autres enfants Bancal confiés aux bonnes sœurs. La petite Magdeleine, pressée de questions, intimidée, se mit à parler. Des hommes s'étaient rendus chez elle en traînant un autre homme qu'on avait tué avec un couteau. Son père le tenait par les pieds. Elle avait tout vu faisant semblant de dormir. Ces révélations avaient suscité, à leur tour, une autre série de témoignages d'adultes et d'amis des enfants prétendant avoir été mis dans la confidence.
Ensuite, on arrêta les autres, ces individus qui faisaient le guet et qui avaient forcément assassiné. Ainsi Jean-Baptiste Collard, Joseph Missonnier, Bousquier, Palayret et Bach furent-ils arrêtés. La tenancière d'un cabaret, Rose Féral les avait désignés. Ils avaient bu chez elle, étaient sortis et rentrés dans le cabaret aux alentours de huit heures, neuf heures. Voilà qui fut suffisamment suspect aux yeux du juge d'autant plus que ces hommes n'avaient pas bonne réputation, vivant de petits métiers. Collard était encore plus suspect que les autres puisqu'il qui logeait dans une des chambres de la maison Bancal la partageant avec Anne Benoît. Restait à trouver un mobile et un éventuel commanditaire.
Le Cerveau
Charles Bastide-Gramont mesurait un mètre quatre-vingt dix, c'est la raison pour laquelle il fut suspecté. En outre, il avait une réputation de séducteur arrogant et de débauché. Des rumeurs véhiculées par une ancienne servante circulaient à son sujet concernant un meurtre qu'il aurait commis à Prades. De plus, il était souvent mal habillé et des dépositions d'honnêtes citoyens, un professeur, un percepteur des contributions assuraient qu'il avait l'air d'un coquin. On suppose qu'il devait à Fualdès, son parrain, 10000 francs, et que sans le sou, il l'avait assassiné pour lui dérober les reconnaissances de dettes. Sans preuve établie, le juge Teulat, sur ces simples suppositions, qui se révéleront inexactes, et sur les dénégations vives de Bastide-Gramont qui font office de signes de culpabilité, l'inculpe malgré un alibi valable. Bastide-Gramont concentre sur lui un déferlement de haine, haine des possédants, que la justice va considérer comme élément suffisant. Le cour d'assises est dessaisie au profit de la cour prévôtale dont le juge instructeur est le Chevalier de la Salle qui s'empresse de chercher le complice de Bastide en la personne de Joseph Jausion, homme de petite taille, mal aimé, usurier, agent de change et beau-frère de Bastide.
Clarisse dans l'engrenage.
Alors que tous ces événements agitaient Rodez, Clarisse s'abandonnait à une passion sans partage. Les promenades sentimentales en compagnie du beau lieutenant Clémendot se terminait par des déjeuners chez madame Constant, la modiste, qui abritait les idylles clandestines, tandis que la maison Bancal était réservée aux orgies bestiales. Las, le lieutenant était volage, il commençait à avoir des vues sur Rose Pierret, la jeune amie du frère de Clarisse. Piquée au vif et pour détourner son amant de la belle Rose, elle va tomber dans le pire des engrenages. Parmi les innombrables rumeurs qui parcouraient la ville, il y avait celle de la dame en noir qui aurait été présente dans la maison Bancal et aurait donc assisté à la scène du sacrifice. Dans la soirée du 29 juin, elle glissa discrètement à l'oreille du lieutenant, qu'elle était cette fameuse dame voilée, venue retrouver dans la maison Bancal " un jeune homme de la campagne ". Cette confession aurait pu rester secrète si le lieutenant avait été un gentleman ou s'il avait eu l'intelligence de comprendre qu'il s'agissait d'une invention de femme jalouse. Hélas, gentleman, il ne l'était point et son cerveau avait probablement la taille d'un petit pois. Ainsi commença le calvaire de Clarisse. Aussitôt, le procureur du roi, Monsieur Constant la convoqua. Elle nia, cette fois-ci, toute implication mais toute la ville de Rodez, les magistrats, son père savaient ce qu'elle avait dit, même faussement et par défi au lieutenant Clémendot. Elle ne pouvait plus se rétracter et, malgré des tentatives pour échapper à l'engrenage, des mensonges, elle ne put résister face au chantage qui s'exerçait contre elle si elle ne témoignait pas, celui de son père en particulier, lui-aussi, contraint d'aller dans le sens de la thèse du complot fomenté par Bastide-Gramont. Clarisse Manzon fut l'objet d'un véritable harcèlement pour relater des faits auxquels elle n'avait pas assisté. Nous sommes au mois d'août 1917, il faut des coupables pour un crime crapuleux et non pour un crime politique.
Il va s'en suivre une suite invraisemblable de procès que nous raconterons dans la seconde partie.
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